•  Deux anecdotes de mes dix ans.

     

     Nous étions partis en vacances avec mes parents, je ne sais plus exactement où, et je m'étais fait une amie dans le train, qui ne parlait pas français – pas plus que je ne parlais sa langue de mon côté –, mais avec qui nous nous comprenions plus ou moins, à base de signes, de jeux, et d'anglais baragouiné. (Comme beaucoup d'enfants de mon âge, j'avais eu droit à deux ou trois ans de pseudo-cours d'anglais à l'école primaire, ce qui voulait dire en gros que je savais répondre à la question How are you? par, au choix, Good, So-so, ou Sad.)

     Vient le moment où ma camarade de jeu, mue par un élan de conversation, et probablement l'envie de mieux me connaître, après s'être enquise de mon âge, me demande: In what class are you? Soudain, gros doute. J'ai compris l'intégralité de sa question, à l'exception du mot (essentiel !) de class. Certes, je comprends que ça ressemble tout à fait au mot classe en français, que ça ferait même parfaitement sens en contexte, et certes, si il se trouve qu'elle me demande bien dans quelle classe je suis, je serais tout à fait capable de répondre à sa question.

     Mais what if... What if le mot class était un de ces faux-amis de la langue anglaise, et que ça voulait dire tout autre chose en réalité ? Le risque n'est pas seulement de répondre à côté de la plaque : le risque est surtout de donner une réponse qui serait mal interprétée dans le contexte d'une question où class ne voudrait pas dire classe. Et si je disais quelque chose de tout à fait inapproprié ? Et puis, quand bien même le mot class ressemble diablement à classe, quand bien même le contexte s'y prête, il me semble qu'il n'y avait aucun moyen, sans dictionnaire ou aide extérieure, d'en être certaine.

     Après avoir vainement demandé à mon interlocutrice d'écrire sur un papier le mot class, pour constater que l'orthographe quasi-similaire à classe n'était peut-être après tout qu'une incroyable coïncidence qui ne voulait rien dire sur son sens, je me suis résignée à aller chercher ma mère pour demander confirmation que oui, dans ce contexte, class voulait bien dire classe, et que donc je pouvais me permettre de répondre à sa question, de lui dire que j'allais entrer au collège. (Avec les années, je ne sais plus comment je l'ai dit – si j'ai évité le fameux piège du mot college, ou si au contraire je lui ai affirmé sans la moindre hésitation que j'allais entrer à la fac. Cela n'a pas tellement d'importance.)

     

     Premiers cours d'anglais de 6ème. Le prof nous fait étudier les fruits et les légumes, puis il nous charge de rédiger une liste de courses, et l'énumération qui va avec (Today, I will buy... et complétez avec ce que vous voulez). Je commence à rédiger ma liste avec l'assurance de l'élève appliquée, quand soudain, gros doute. Est-ce que je peux me permettre d'écrire tomatoes, potatoes, peaches and bananas ? Ou bien est-ce tout à fait incorrect de mettre les mots à la suite sans les gratifier d'un and ? C'est vrai, quoi : évidemment qu'en français, personne ne dira des tomates et des pommes de terre et des pêches et des bananes, et qu'on dira directement des tomates, des pommes de terre, des pêches et des bananes, parce que c'est plus rapide et que tout le monde comprend que les mots sont en énumération. Mais qu'est-ce qui me permet de savoir que la même règle s'applique en anglais, qu'on a le droit de sauter tous ces and ?

     Finalement, après avoir guetté une ou deux minutes autour de moi pour vérifier qu'aucun autre élève ne se posait la question, je me suis décidée à lever la main pour demander au professeur, qui m'a confirmé que oui, en anglais aussi, ça se faisait de sauter ces and, et que non, personne ne croirait que je voulais acheter des tomatoes-potatoes-peaches et des bananas. En fait, c'était même plutôt du bon sens, quand on y réfléchissait.

     

     Ça m'attendrit, ces doutes, quand j'y repense. Ça m'attendrit parce qu'évidemment, douze ans plus tard, avec un peu plus de connaissances linguistiques et un peu plus d'expérience sur le fonctionnement du monde, ça me paraît plutôt facile : évidemment qu'il y a des trucs qui se retrouvent d'une langue à l'autre (et même des trucs qui se retrouvent dans toutes les langues du monde, si ce n'est pas incroyable !), et qu'on peut deviner certaines choses, même sans dictionnaire ou certitude grammaticale. Mais je sais pourquoi je m'étais sentie obligée d'aller vérifier à l'époque : c'était qu'on ne savait jamais. Une autre langue, c'est un tout autre système, et je n'avais aucun moyen d'être sûre par moi-même que des calques ou des points communs existaient vraiment – il fallait que je vérifie, pour éviter tout quiproquo possible. Même si la réponse paraissait stupidement évidente, je me devais de demander. Vous savez : just in case.


    3 commentaires
  •  Terrible, c'est l'adjectif avec lequel vous perdez toujours, quoiqu'il arrive : car tout ce qui est terrible est à éviter, mais tout ce qui n'est pas terrible n'est pas souhaitable, non plus. Que choisir entre le danger et la médiocrité ? (Charybde ou Scylla ? La peste ou le corona ? L'amour ou le devoir ? Pop-corn sucré ou salé ?)

     Cela dit, la grammaire vient ici au secours de ce problème lexical : changez l'adjectif en adverbe, et d'un coup, vous voilà avec l'adverbe le plus séduisant de la langue française. Car terriblement est irrésistible : tout ce qui est terriblement présent apparaît avec la force de l'insurmontable (et par insurmontable, j'entends non pas ce qu'on ne peut surmonter, mais ce qu'on ne veut surmonter).

     Si terrible est l'adjectif avec lequel vous perdez toujours, terriblement est l'adverbe avec lequel vous avez envie de perdre. Et ce glissement du sens n'est-il pas terriblement plaisant ?


    6 commentaires
  •  Il y a quelques jours, je me suis retrouvée à regarder les épreuves d'athlétisme des Jeux Olympiques. C'est un certain Jacobs, italien, qui a remporté l'épreuve emblématique du 100 mètres homme, en 9,80 secondes (autant dire que le suspense n'a pas duré longtemps – et au-delà du caractère universel et symbolique de l'épreuve, c'est peut-être là ce qui en fait le charme et la popularité). Ça m'a alors rappelé Usain Bolt et ses 9,58 secondes. Et ça m'a rappelé ce truc qu'il avait dit une fois, ça devait être dans une interview pour les JO de 2016 je crois, cette phrase où il disait, en gros, qu'il espérait bien que personne ne battrait jamais son record, et qu'il entrerait dans l'Histoire comme l'homme le plus rapide de tous les temps. À l'époque, j'avais été bluffée par la prétention du propos – que les 9,58 secondes justifiaient néanmoins, comme il en va toujours pour les gens d'exception.

     Mais la question se pose tout de même : Usain Bolt sera-t-il, ou ne sera-t-il pas, l'homme le plus rapide de tous les temps ? (Sur ce type d'épreuve, avec enregistrement officiel et tout le toutim, mais vous m'avez comprise.) Car il n'est pas exclu qu'un jour quelqu'un réussisse à battre son record, et à faire 100 mètres en, disons, 9,57 secondes, ou 9,50 secondes. Et même, cela me paraîtrait fou de me dire que ce record de 9,58 secondes ne sera jamais battu, qu'il n'y aura jamais de course qui le surpasse. Il y a forcément un progrès possible, pas vrai ? Pourtant, il y a bien une limite aux capacités humaines : et l'on conçoit facilement que personne ne réussira probablement jamais à faire 100 mètres en moins de 9 secondes (ou, si on pense que c'est possible : en moins de 8 secondes). Or, s'il y a une limite (et rien ne dit que celle-ci se situe en-dessous de 9,58 secondes), il faut bien qu'elle soit atteinte un jour : et celui qui l'atteindra sera définitivement l'homme le plus rapide du monde. Cet homme est peut-être Usain Bolt.

     Je ne suis pas particulièrement passionnée d'athlétisme, mais ce qui me fascine, dans cette question, c'est que les deux réponses possibles me paraissent également folles à envisager. D'un côté, je trouve ça fou de me dire que peut-être que ce record ne sera jamais égalé ; d'un autre, je sais bien qu'il faut bien un jour qu'il y ait un record qui ne soit plus jamais égalé par la suite. Est-ce tant demander à l'athlétisme que d'attendre un gain de 0,05 secondes, pour tomber à 9,53 secondes ? Et 9,48 secondes ? Et 9,43 secondes ? 9,33 ? 9,23 ? 8,93 ?

     La question des limites est d'une difficulté qui me dépasse (aha). De la même façon que je ne puisse imaginer Usain Bolt être de façon définitive l'homme le plus rapide du monde, ni son record être battu encore et encore,  de cette même façon, par exemple, j'ai du mal à imaginer que l'univers puisse avoir une limite (comme un mur au-delà duquel il n'existe littéralement rien, pas même du vide) ; mais je n'arrive pas à me représenter non plus un univers qui soit infini, qui ne s'arrête jamais, c'est trop immense. (Mais, à moins de passer par une 4ème dimension et un univers cyclique, il faut bien que ce soit l'une des deux options, pas vrai ?)

     Usain Bolt, l'homme le plus rapide de tous les temps ? Je ne sais pas, personne ne le sait pour l'instant à vrai dire, et on ne le saura sans doute jamais. Mais, peut-être est-ce parce que c'est l'athlète de ma génération, ou peut-être est-ce le charisme du personnage, l'idée me fait fantasmer, parfois, le temps de 9,58 secondes.


    1 commentaire
  •  Ces derniers temps, je me suis mise à utiliser D'acc dans mes messages. D'acc, ça veut dire : ouais, je vois ce que tu veux dire. Je suis d'accord avec toi. Je note l'information. Je n'ai rien à ajouter.

     D'acc c'est un peu court quand même comme mot, d'ailleurs ça n'en est qu'un demi : et sa brièveté a un petit côté je-m'en-foutiste. (Il y a quelques années, quelqu'un que je connaissais s'était offusqué parce qu'un ami avait répondu dekdek à un de ses pavés lyriques. L'indécence me fait encore sourire.)

     À chaque fois que je l'écris, je m'agace : je me dis que j'ai l'air de m'en battre la race, pire qu'un smiley ; alors qu'en vérité, je ne l'écris jamais qu'avec des personnes dont je ne me fous pas du tout, et que personne ne s'est jamais plaint de mes d'acc, au demeurant. Mais voilà, j'ai beau le remarquer chaque fois que je l'écris, et m'insupporter moi-même à l'écrire, je continue de l'utiliser, c'est plus fort que moi.

     (C'est la même chose avec janr à la place de genre à l'écrit, t'sais et frère – qui s'impose alors même que tout le reste de mon expression n'a jamais été aussi peu genré – à l'oral. Et puis tout un tas de mots qui ne se répètent pas, mais ça c'est trop viscéral, j'ai renoncé à les éliminer.)

     D'acc. Je crois que mon propre langage est en train de prendre le contrôle de ma personne. Oskour, quoi.


    4 commentaires
  •  J'ai toujours cru que la langue française faisait la part belle à l'amour. Après tout, chez nous, le mot amour (qui a la délicatesse de commencer comme l'âme) rejoint l'orgue et les délices en se féminisant au pluriel, ce qui est une distinction que je trouverai toujours charmante, je crois. Et, sans parler des innombrables usages qui ont été faits pour parler du sujet (poésie, roman, théâtre, littérature – Aurélien, je pense à toi), nous sommes l'une des rares langues à différencier le romantique du romanesque, et l'amant de l'amoureux – l'anglais se contente de lover pour les deux, l'allemand de Liebhaber(in), l'espagnol d'amante... Nous nous énamourons et nous nous lovons, dans la langue d'Aragon.

     J'ai toujours cru que la langue française faisait la part belle à l'amour, donc. Jusqu'au jour où j'ai réalisé qu'il nous manquait ceci :

    Si nous entretenons une relation amicale, c'est une amitié.

    Si nous entretenons une relation amoureuse, c'est...

     Quoi donc ?

     On m'objectera certes que techniquement, le mot amour pourrait être utilisé ici, mais je persiste à croire qu'il y aurait ici la place pour un mot essentiel, que nous n'avons pourtant pas. (Mais les autres langues non plus, que je sache ?) Ce manque me fascine et me frustre terriblement.


    votre commentaire
  •  Ou en grec ancien : Γωῶγλον σεαυτόν ?

     En farfouillant mon compte Google, je suis tombée sur profil publicitaire : une liste de labels résumant mon identité sur Internet, et vraisemblablement ma valeur monétaire. Qui suis-je pour les géants du numérique ? La réponse tient en quelques centaines de mots. Au début, j'ai ri, avant de m'effarer un peu devant la longueur de la liste et l'assiduité d'un Google qui semblait négliger mes nettoyages d'historique réguliers et mon refus quasi-systématique des cookies. Puis j'ai épluché la liste : bizarrement, et bien que Google soit visiblement passé à côté de mes addictions les plus intimes (les barres de céréales Corny, le Coca-Cola, le flirt, les marques de préservatifs, la couleur du ciel), se voir exposée de façon aussi crue met mal à l'aise. À moins que ce ne soit la réduction à ces thèmes génériques qui ne me perturbe, allez savoir.  Mais, hey, Google a beau être parfois à côté de la plaque (le surf, la location de voiture, les comédies ?), je ne peux lui nier qu'il ait globalement raison. Dis-moi ce que tu Googles, je te dirai qui tu es...

     (Et pour vous regarder dans le miroir de Big Brother, c'est par ici : https://adssettings.google.com/authenticated)

     

    Google-toi toi-même


    votre commentaire
  •  Souvent il y a la mer en arrière-plan, je ne sais pas pourquoi car nous n'avons jamais connu la mer ensemble, ni même jamais prévu d'y aller, mais il y a la mer en arrière-plan. C'est une mer grise et froide, il y a du vent, et le ciel est blanc, évidemment – comme si c'était seulement possible qu'il soit d'une autre couleur. Je le regarde et il me renvoie mon regard. Le regard est toujours le même, doux et brillant, toujours il se livre et pourtant toujours je crois qu'il recèle une énigme, peut-être parce que je n'ai jamais su l'épuiser. Parfois le regard s'accompagne d'un geste, toujours fugace, toujours plus vrai que nature, même après le réveil. Dans le rêve nous nous sommes croisés par hasard, et maintenant nous sommes là l'un à côté de l'autre, ou l'un face à l'autre, cela dépend des rêves, proches l'un de l'autre du moins. Il me regarde et ne dit rien, alors je lui pose les questions fatidiques. Est-ce qu'on sait que tu es là ? Ou sa variante : Qui est au courant que tu es là ? Parfois aussi : Est-ce que tu en as seulement le droit ? Ou bien : Est-ce encore un secret ? Plus déchirant : Es-tu venu seul ? (Et par là, j'entends : Es-tu seul ?)

     Pendant longtemps quand je faisais ces rêves je me demandais pourquoi la mer, pourquoi ce lieu qui n'avait été évoqué qu'une seule fois, au détour d'une conversation absolument insignifiante par ailleurs, à laquelle peut-être je n'aurais pas repensé si je n'avais pas rêvé de ces flots. Pourquoi un tel décor quand nous avions parlé avec passion de tant d'autres pays, que les retrouvailles auraient pu (et même auraient dû) être n'importe où ailleurs ? Mais un soir j'ai réalisé que ce détail en éclipsait un autre : mes rêves n'allaient jamais plus loin que les questions. La réponse à ces questions était toujours, comme tout le reste, pressentie, esquissée, jamais menée à terme (peut-être aussi parce que cela n'était pas possible). Dans cet endroit de solitude que la mer charriait derrière nous, nous étions incapables de résoudre le problème des frontières – géographiques, étatiques, éthiques, virtuelles.

     

    ***

     

     Nous sommes toujours à l'intérieur d'une maison où il fait chaud. C'est chez lui, toujours, pas toujours le même chez lui mais toujours chez lui, dans une chambre aux stores à moitié baissés, dans un salon à la lumière tamisée, près d'un feu de cheminée, dans un escalier. Nous sommes ensemble. Je ne le regarde pas. Je ne peux pas le regarder, en fait. Quelque chose cloche et je ne peux pas le regarder. Il me faut plusieurs minutes pour comprendre ce qui ne va pas : c'est que je ne devrais pas être là. Je n'ai aucune raison d'y être. Pire encore : lui ne le sait pas. Personne ne le sait en fait – car nous ne sommes pas seuls. Nous ne sommes pas seuls, mais je suis la seule à savoir. Dans mon rêve, problème de train, tempête de neige, contrainte familiale, peu importe mais nécessité fait loi, il n'est pas possible de repartir avant plusieurs jours. Il faut que je lui dise, le mensonge est insupportable, tout comme l'idée de devoir porter un rôle qui était pourtant mon identité vraie il n'y a pas si longtemps. Mais quand il me demande si tout va bien (évidemment, il se doute de quelque chose, il y a des impostures qui ne se dissimulent que mal), je ne peux pas lui répondre. Je réalise qu'il est impossible de lui dire la vérité, car alors ce serait insupportable pour lui aussi, plus que tout, et que je ne pourrais alors plus rester dans cet endroit que je donnerais tout pour quitter. La seule issue envisageable est de se taire jusqu'au moment ultime où le départ sera possible. À partir de là le rêve s'étiole : il n'est plus qu'étirement du temps de dérobades en dérobades, le masque à tenir mais le rôle à esquiver, et je n'arrive jamais à sa fin, bien sûr. L'indécence de devoir dire je te jure que je ne t'ai pas trahi, je suis partie avant, je pensais que tu savais, jamais sinon... m'est épargnée, à défaut de son anticipation angoissante. Seul le sursaut de réalité au réveil peut me sortir de cette situation, et me rappeler que je ne suis pas la seule à savoir, que tout le monde sait, que ça fait des mois.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique