•  Le ciel est actuellement bleu, mais j'aime à croire qu'il est toujours noir et qu'il est juste facétieux. Parfois cette phrase me revient. (Nous ne nous étions pas parlé depuis plus de deux ans et demi, et il venait de surgir. Je lui avais demandé s'il avait mangé, le résultat de son test MBTI, comment il allait, pourquoi il surgissait, si je posais trop de questions, et surtout, surtout, la couleur du ciel. C'était sa réponse, pour la couleur du ciel.)

     Elle me revient, parce qu'elle fait écho à une pensée à laquelle je ne me suis toujours pas faite : en fait, le ciel est un menteur. On a beau avoir l'image du plafond bien lisse, et ses couleurs, et les nuages qui le parcourent, et les étoiles qui le parsèment, et même le soleil et la lune ; mais en fait, le ciel n'existe pas. Il n'y a pas de plafond – rien que les nuages, les étoiles, le soleil et la lune, et puis une atmosphère, mais pas de plafond, rien, vraiment. Fixer le ciel c'est poser son regard sur quelque chose qui nous échappe, sur un lieu qui n'existe pas, qui se perd entre nos yeux et l'infini. Le ciel en lui-même n'est pas quelque chose, ce n'est que du vide. Cette pensée me dépasse. Je regarde le ciel, et j'ai beau savoir que ce n'est que de l'atmosphère... Je ne peux pas le concevoir autrement qu'abstraitement. C'est insurmontable, ça ne colle pas avec toute cette immensité, cette présence, cette certitude.

     Le ciel est bleu chez moi aussi mais je me suis rendu compte il y a quelques mois que c'était un menteur : tu vois du bleu et tu crois que c'est une voûte, mais ce n'est rien... Mais dans ma tête, le ciel est de toutes les couleurs (tous les sentiments du monde, toutes les intuitions, les idées, les émotions, les sensations, les croyances aussi, tout ça à la fois), sans aucune distinction ni aucune signification. (Je lui avais répondu ça, et après je lui avais demandé si j'étais une illuminée, si j'avais toujours été comme ça. Il m'avait assuré que non ; mais parfois encore, des mois après, je me demande : le ciel n'est-il qu'un noir facétieux, ou bien un menteur où viennent danser les couleurs ?)


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  •  L'une des blagues récurrentes qui revient entre polyamoureux est celle qui consiste à se moquer gentiment des histoires de triangles amoureux, ou de toutes celles impliquant des adultères – parce que, vous savez, si le polyamour était banalisé, ce genre de problème serait significativement réduit. (Parenthèse, avant qu'on ne se méprenne sur mes propos : ce n'est pas vrai. La pratique du polyamour apporte son lot de travail relationnel, ce qui n'en fait pas une solution facile. Tout au plus, mais c'est ce qui compte, cela peut parfois prétendre au rang de solution logique ou éthique.)

     Mais il y a deux jours, alors que cette plaisanterie revenait à nouveau à propos d'une saga de films (que je ne nommerai pas pour le plaisir de vous laisser avoir plusieurs hypothèses en tête), un ami a fait remarquer que la banalisation du polyamour mettrait dans l'embarras bon nombre de scénaristes, qui seraient ainsi privés d'intrigues canoniques : le dilemme de cœur d'un côté, la rivalité amoureuse de l'autre, et tout le reste, l'infidélité, la jalousie. Il est vrai que dans un monde polyamoureux, ces plaisirs scénaristiques nous seraient enlevés. (En vérité, le polyamour ne supprime pas entièrement ces problèmes, et les remplace par d'autres, moins mélodramatiques, plus ennuyeux. On pourrait sans doute en faire une sitcom – mais une tragédie ?)

     La pensée m'a laissée songeuse, jusqu'à ce que je réalise que l'Histoire aussi nous avait petit à petit volé nos intrigues. Où sont passés ces histoires où les deux amoureux doivent se révolter contre les parents qui voudraient les marier ailleurs ? Où les pauvres serviteurs doivent se jouer des riches seigneurs pour espérer vivre ? Où l'honneur et la religion s'opposent au désir des cœurs sensibles ? Certaines de ces problématiques existent sous une autre forme, oui, ou encore dans d'autres lieux, mais l'évolution des mœurs les a rendues rocambolesques ou exotiques, d'un ailleurs géopolitique ou temporel. Les mariages arrangés ont laissé place aux héroïnes au cœur tiraillé entre deux êtres (probablement un gentil et un tourmenté, pour équilibrer la balance). Je suis loin d'être adepte du triangle amoureux, mais je ne nie pas qu'on puisse y voir une forme de progrès.

     Au fond, peut-être que le progrès consiste à supprimer les intrigues des histoires, les unes après les autres. Résoudre les grands problèmes de l'humanité, les uns après les autres : les hommes contre les dieux, les hommes contre la nature, les hommes contre les hommes, les combats d'honneur, les mariages arrangés, la lutte contre les tyrans... Les triangles amoureux. Les grands romans n'ont jamais porté que sur ce qui nous tourmentait, après tout. Et n'était-ce pas Aragon qui écrivait que les gens heureux n'ont pas d'histoire ? Le bonheur éthique ne se raconte pas. Il n'a pas même besoin de romans pour se consoler, il en a fini avec eux.


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  •  Depuis quelques temps, j'essaye de parler un peu plus de beauté avec les gens. Je coupe les salutations, les Comment vas-tu ? (par ailleurs assez fréquemment remplacés par Comment te sens-tu ?) et les narrations factuelles, et je pose d'autres questions à la place, des questions intimes. Des questions sur la beauté du monde, sur les corps, sur les sensations, les émotions, sur ce qui touche les gens, sur ce qui leur donne de la foi, sur ce qui les rend vulnérables. Et sur la beauté, encore, je crois qu'on ne parle jamais assez de la beauté du monde, de toutes ces choses, parfois minuscules, qui nous bouleversent. Ne me dites pas ce que vous faites dans la vie, parlez-moi d'amour, parlez-moi de ce qui vous fait douter la nuit, des émotions qui vous traversent, de ce qui vous transcende. Et parlez-moi de ce que vous trouvez beau, encore, toujours. (Je crois que la beauté est au-dessus de tout, que c'est dans elle que réside tout sens possible. Je crois en la beauté, plus que tout. La vérité est un concept fragile, et le bien est trop intangible ; mais la beauté me paraît absolument insurmontable, indestructible.)

     

     Et puis, il y a quelques semaines, on m'a demandé de poser des questions, alors j'ai commencé à collecter ces questions-là qui font naître les conversations et à travers lesquelles j'ai l'impression d'apprendre à connaître les gens avec plus d'acuité, ou peut-être tout simplement de les rencontrer vraiment. Certaines ne sont pas de moi, mais m'ont été un jour posées par des êtres qui me sont chers – cela suffit à justifier l'emprunt, je crois.

     Voici donc 50 questions à poser ou auxquelles répondre*, pour vos nuits pensives (et autres) :

    * Et pour les gens qui circulent sur Ask, je peux aussi vous les envoyer directement, il suffit de demander ;)

     

    1. Quelle est la dernière fois que tu as été saisi(e) par la beauté de quelque chose (ou simplement par le sentiment de beauté) ?

    2. À quelle absence (de quelque chose, ou de quelqu'un) es-tu confronté(e) en ce moment ? Comment y fais-tu face ?

    3. Si tu pouvais repeindre le ciel pour un jour, que choisirais-tu de faire ?

    4. Que regardes-tu lorsque tu passes devant un miroir ?

    5. Quel sens as-tu de la fidélité ?

    6. Quel objet, communément considéré comme peu esthétique, trouves-tu particulièrement beau ?

    7. Quelle qualité te touche toujours quand tu apprends à connaître quelqu'un ?

    8. Préfères-tu vivre des événements poétiques ou romanesques ?

    9. Si tu étais un arbre, quel serait-il ? (Merci pour celle-ci, David.)

    10. Quels mots aimes-tu prononcer ?

    11. À quel genre d'ivresse voudrais-tu te livrer ?

    12. Si après ta mort on t'offrait la possibilité de regarder le film de la vie d'une personne que tu as connue, qui choisirais-tu ?

    13. Quelle partie de ton corps est particulièrement délicate ?

    14. Tu te réveilles dans un train de nuit. Où va-t-il et qui seras-tu à l'arrivée ?

    15. Quels états d'âme ne partages-tu jamais ?

    16. Qu'est-ce qui mérite d'être pris en photo ?

    17. Quelles sensations adores-tu ?

    18. Quand veux-tu que la personne que tu aimes (qu'une personne que tu aimes) se taise ?

    19. Quelle chose insignifiante te bouleverse ?

    20. Si ta vie était un roman, sur quelle scène s'ouvrirait-il ?

    21. Dans quelle constellation voudrais-tu danser ?

    22. À qui offrirais-tu un sourire ? (Merci pour celle-ci, mademoiselle Phesyle.)

    23. Qu'est-ce qui éveille un sentiment de foi chez toi ?

    24. Que devient la blancheur quand la neige a fondu ? (Merci pour celle-ci, David.)

    25. Parle-moi d'une personne que tu ne connais pas, ou si peu, mais dont tu te sens pourtant proche.

    26. Jusqu'à où peux-tu remonter dans le passé en continuant à t'identifier à la personne que tu étais ?

    27. Si l'on devait te représenter, quel art (ou medium) permettrait le plus de te rendre justice ?

    28. Quels sont les moments où tu as le plus l'impression de vivre l'instant présent ?

    29. Si tu pouvais modifier la vie de quelqu'un que tu connais, qui choisirais-tu et que modifierais-tu ?

    30. Quelle est la dernière fois que tu as fait l'expérience du sensuel ?

    31. Si tu devais incarner un personnage au théâtre, qui choisirais-tu ?

    32. Quels sont les motifs récurrents de tes rêves ?

    33. Que regardes-tu en premier chez une personne ?

    34. Quelle chose intime accepterais-tu de partager avec la postérité ?

    35. Quelle ville voudrais-tu voir de nuit ? (Merci pour celle-ci, mademoiselle Phesyle.)

    36. Si tu devais avoir un unique point d'attache dans ta vie, quel serait-il ?

    37. Quel acte de trahison ferais-tu sans hésiter ?

    38. Qu'embrasses-tu au réveil ?

    39. Quelle est la dernière idée qui t'a surpris(e) ?

    40. Y a-t-il un sentiment que tu places au-dessus de l'amour ? Si oui, quel est-il ?

    41. Quelle histoire raconter à la nuit ce soir ?

    42. Parle-moi d'un endroit où tu n'es jamais allé(e).

    43. Que confies-tu plus facilement à un inconnu qu'à un proche ?

    44. De quelles couleurs sont les âmes assorties à la tienne ?

    45. Quelle photo te touche, indépendamment de tes sentiments pour l'objet (ou le paysage, ou l'être) qu'elle représente ?

    46. Que faut-il être capable de faire pour être à la hauteur de l'amour ?

    47. Qu'est-ce qui éveille tes sens ?

    48. De quoi rêves-tu quand tu regardes par la fenêtre ?

    49. Que trouves-tu systématiquement beau ?

    50. Si tu étais un Shadok, que choisirais-tu de mettre dans les quatre cases de ton cerveau ? (Ici pour avoir la référence sur les Shadoks)

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  • Comme un rayon de soleil sur le mur de l'oisiveté.


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  •  (Je ne me foule pas, je ne fais que reposter ici un poème écrit en 2014 (si longtemps, déjà !), sur lequel je viens de retomber, et que j'aime toujours un peu. Pardonnez la versification douteuse...)

     

     

    Valse

    Et soudain dans le froid de la nuit elle s'élance
    Fragile silhouette
    Dont les yeux rieurs, emplis d'extravagance,
    Vous font tourner la tête.

    Ses jambes fines tournoient dans l'air silencieux
    Sur un rythme dément,
    Qui, bien que n'étant que dans son esprit furieux,
    L'entraîne diablement.

    Puis, virevoltant dans la nocturne atmosphère,
    Elle éclate d'un rire
    Allumant dans ses prunelles une lumière
    Qu'on nommerait délire.

    Rien ne pourrait arrêter la folle Joconde
    Car c'est dans sa psychose
    Qu'est sa sensation d'avoir conquis le monde
    A son apothéose.

    Comme elle aime parfois flirter avec le vide
    Cette fille de nuit
    Fait parfois tenir sa vie à un fil, placide :
    C'est pour chasser l'ennui.

    Ah, qu'elle est belle, dans ses divagations !
    Mais la grâce incarnée
    En train de danser avec l'aliénation
    Ce n'est qu'une araignée !


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  •  À destination d'un certain Bleujaune qui me demandait de parler de moi et d'amour : je te réponds ici, car j'avais dépassé la limite de caractères là où nous étions. Voici donc...

     Je suis follement amoureuse de la vie – de l'immensité de ses possibles – et de la beauté du monde. Il ne s'agit pas là d'une figure de style : elles me procurent toutes deux la même euphorie que lorsque je tombe amoureuse, au point de me donner envie de dire Je t'aime au ciel. (Chez moi, la sensation s'apparente au gonflement (de joie), ou à l'élan, parfois, aussi. C'est absolument irrésistible, je pourrais me droguer à ça.)

     Le seul qui puisse m'arracher à cet amour est un amant du nom de Morphée. Le capricieux me demande pas moins de 9h de tendresse par jour, et il est si jaloux que si je ne lui accorde pas assez d'attention, il vient m'enlever, peu importe ce que je fais et où je me trouve. (Un jour, je me suis endormie en marchant. J'ai failli renverser deux touristes et une statue, me prendre les pieds dans un tapis du XVIIème siècle et foncer dans un tableau du château de Versailles avant de réaliser ce qui m'arrivait et de me forcer à me réveiller à coup de claques et de bouteille d'eau vidée sur ma tête.) Cela dit, Morphée n'est pas tout-puissant, et preuve en sont mes infidélités chroniques : il m'arrive régulièrement de repousser ses avances pour goûter la nuit, ou bien pour répondre à un amoureux, un amant*, un charmant inconnu**...

     * L'amoureux est celui que j'aime, tandis que l'amant est celui que j'aime quand je l'aime – quand l'occasion nous est donnée de nous aimer, ou quand nos astres se croisent, peut-être. La différence entre les deux se trouve donc dans la fréquence ou la permanence des occasions, non dans la nature des sentiments.
    ** Cela te dit-il quelque chose ?

     

     Il faut dire que je ne résiste jamais au plaisir d'aller à la rencontre d'autrui – puisque après tout, je crois que c'est de cela dont il s'agit avant tout en amour : tendre vers le point où l'on accède à autrui et où autrui devient soi. À moins que ce ne soit soi qui devienne autrui... C'est amusant que ton pseudo soit Bleujaune, car il me fait justement penser à cette histoire pour enfants, que je tiens pour l'un des grands classiques de la littérature jeunesse : Petit-Bleu et Petit-Jaune (PDF en lien, si jamais tu ne connais pas). Lorsque Petit-Bleu et Petit-Jaune s'embrassent, ils cessent d'être, Petit-Bleu bleu et Petit-Jaune jaune, et ils deviennent tous les deux verts. C'est un peu ça, l'amour : si je t'aime, c'est que tu me bouleverses ; après toi, ni moi ni le monde ne serons plus jamais pareils.

     

     Je te retrouverai dans des détails insignifiants du quotidien et certains endroits de la beauté du monde. – Par coïncidence aussi, j'ai toujours fini par retrouver ceux que j'ai aimés dans des morceaux de la littérature (une œuvre, un auteur), de façon toujours spontanée, toujours unique. À moins que ce ne soient ces morceaux de la littérature que je ne retrouve en eux ? Et, comme un symbole supplémentaire de ton passage dans les paysages de mon âme, un jour je me réveillerai, et tu auras une épithète secrète, un nom parfois associé à la littérature dont tu fais désormais partie, que tu ne sauras peut-être jamais et que moi aussi je mettrai peut-être des mois à comprendre, comme un sens toujours plus riche de ta présence dans ma vie.

     Ainsi, tu t'inscriras dans ma mémoire poétique, mon panthéon littéraire, et mon épopée romanesque (car, c'est un caprice, j'aime vivre – et raconter par la suite – mes histoires d'amour de façon romanesque)... Mais aussi dans le sens que je donne au mot amour. C'est ainsi qu'au fil des ans, j'ai enrichi ma conception de l'amour des maîtres-mots suivants :

     Le jeu. Depuis mon premier amour (rencontré grâce à League of Legends : l'un de nous s'est moqué de l'autre, l'autre a répliqué, nous avons passé la nuit à jouter verbalement, et ne nous sommes pas quittés pendant deux ans), je crois que l'amour est bien plus une question de jeu que de regard : qu'on apprend à aimer l'autre en jouant avec lui, plus qu'en le regardant être. Par jeu, j'entends toutes sortes d'interaction, y compris et surtout l'interaction suprême entre toutes qu'est le flirt : l'action par laquelle je demande à autrui ce que nous pourrions devenir, tout en suspendant ma propre réponse et en laissant entièrement ouvert le champ des possibles. Et c'est parce que l'amour est jeu qu'il est si difficile à caractériser : il est sans cesse mouvant, et surtout il n'est jamais semblable d'une personne à l'autre.

     La complicité. Pendant les trois ans que je suis restée avec mon second amoureux, c'était par ce mot que je jurais, sans pourtant jamais réussir à le définir. J'y vois un peu de tendresse mais aussi beaucoup de rire, et peut-être surtout la création d'un monde où toi et moi nous entendons, et entendons les mêmes choses ; où nous avançons ensemble et mettons ensemble des significations semblables sur le monde. Mais la complicité n'a pas à être absolue, juste à surgir parfois, simplement... Pour le bonheur.

     La fidélité. Ce mot-là est plus difficile qu'il n'y paraît. La fidélité est au-delà des contrats, et surtout bien au-delà de l'exclusivité, qui peuvent au contraire nous rendre infidèles à nous-mêmes – à nous-mêmes ou à ceux envers lesquels nous nions nos sentiments. Un jour, je me suis retrouvée à aimer quelqu'un et en être aimée en retour, bien que cela soit strictement impossible pour nous de nous aimer (sous peine de tomber dans l'adultère) : nous avons donc joué à ce sale jeu qui consistait à faire semblant de ne pas s'aimer, et à faire semblant de ne pas savoir que nous nous aimions, bref à prétendre être l'un pour l'autre ce que nous n'étions pas, alors même que cela allait à l'encontre de nos convictions profondes (à savoir qu'il est possible d'aimer plusieurs personnes en même temps, profondément, et qu'il n'y a rien de mal à cela) ; tout cela pour des personnes qui n'étaient pas là pour assister à cette comédie de mauvais goût, et aux yeux desquelles nos sentiments, peu importe nos actes, nous rendaient forcément coupables. C'était d'une absurdité sans nom – plus jamais. Ma fidélité consiste à respecter les gens que j'aime, à être honnête avec, à prendre soin d'eux dans la mesure du possible – mais pas à être exclusive. Cette condition (la non-exclusivité), non-négociable, garantit que je serai toujours fidèle à moi-même, et donc honnête envers toutes les personnes que j'aimerai.

     La foi. Il est impossible, au fond, de savoir ce qu'autrui pense ou ressent, peu importe ce qu'il nous dit. C'est encore plus difficile lorsque l'autre est absent, ou lorsque nous ne pouvons nous permettre de cheminer régulièrement ensemble. Pourtant, cela ne nous empêche pas de nous aimer : c'est ce que j'appelle la foi, croire qu'on puisse aimer l'autre et parfois en être aimé en retour, croire qu'il soit possible de se livrer à lui, malgré tout ce que nous ne saurons jamais ; croire que tout cela a de la valeur et que cela change le monde, quand bien même nous n'en aurons jamais la preuve. Oser aimer, c'est comme se jeter les yeux fermés dans le vide – mais à la différence du saut dans le vide, nous ne saurons jamais avec certitude. Je trouve que la foi, cette grandeur suspendue au-dessus du vide et que rien ne soutient, donne une force et une beauté incroyables à l'amour.

     

     En fait, l'amour me passionne – dans tous les sens que cette déclaration peut avoir. Il me reste encore tant de ses territoires à explorer, tant de cartographie amoureuse à compléter, puisqu'on n'aime jamais deux personnes de la même façon et qu'il y a tellement d'autres sentiments qui vont avec, la bienveillance, la passion, l'estime, la tendresse, le désir, la connivence, l'accointance, l'émulation, l'éblouissement, que sais-je. Et il y a ceux qu'on aime d'amour, mais aussi ceux qu'on aime d'amitié, ou ceux qu'on aime d'autre chose encore – qui sait ? Le sujet est infini, qu'il s'agisse de le vivre ou d'en parler.


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  •  L'autre jour, je me suis retrouvée à boire un verre avec un ami. Nous sortions tous les deux de la représentation de sa pièce de théâtre, lui en comédien, moi en spectatrice, aussi il était tard et, ivresse de la nuit oblige, nos conversations se faisaient mi-philosophiques, mi-erratiques. Entre deux anecdotes estudiantines, littéraires et amoureuses, nous nous sommes retrouvés à parler de l'étonnement, de son importance dans nos vies, et c'est alors qu'il m'a dit quelque chose qui m'a absolument saisie :

    – Il y a quelques années, j'ai lu un texte de Hume, c'était Hume je crois, où il parlait de l'étonnement, de façon très juste. Et il illustrait le propos en évoquant des indigènes qui n'avaient jamais vu d'eau à l'état solide de leur vie, ni sous forme de glace, ni sous forme de neige, et à qui on montrait un glaçon...

     

     Je ne saurais pas décrire mon ébahissement face à l'histoire. C'est vrai qu'il y a sûrement des gens sur Terre, ou bien en tous cas il y en a eu, qui n'ont jamais vu de glaçon de leur vie, ni en vrai ni en image ni en histoire ni rien, qui ne peuvent même pas s'imaginer ce que c'est que de l'eau solide. Qui ne peuvent pas se représenter que l'eau puisse exister sous forme solide. Je n'y avais à vrai dire jamais pensé.

     J'essaye de me figurer ce que ça doit être que d'être dans la peau d'une personne qui n'a jamais connu l'eau que dans son état liquide ou gazeux. J'essaye de me figurer ce que ça fait que de voir un glaçon, pour la première fois de sa vie, quand on a passé dix ans, vingt ans, cinquante ans, sans savoir qu'il était possible que ça existe. De voir que l'eau peut être solide, et qu'alors elle est plus froide qu'on n'a jamais connu, qu'elle est transparente, dure comme la pierre, et qu'elle glisse et fond sous la main. Toutes ces choses qui n'ont rien à voir avec l'eau liquide, quasiment, mais qui sont pourtant la même chose, à un détail près : l'eau est glaçon.

     Mais c'est impossible. L'idée me paraît hors de ma portée, je bute sur elle.

     

     Plus tard, j'en ai parlé à un autre ami, qui m'a dit que pour ces personnes-là, assurément, le glaçon devait relever de la magie. C'est un peu ça, si on ne prend pas le mot magie comme synonyme de tour de passe-passe, mais plutôt comme bouleversement des lois physiques du monde. Pour quelqu'un qui le découvre, le glaçon doit relever de l’inouï, au sens véritable du terme. Quelle émotion cela doit-il procurer, de se voir tout à coup révéler ce pan des arcanes de l'univers, que l'eau peut être glace ?

     J'essaye de retracer les choses extraordinaires que j'ai vues dans ma vie : mais j'ai beau avoir vu des choses dont la beauté dépassait mes espérances, que je n'aurais pas cru pouvoir être naturelles, aucune d'entre elle n'est à la hauteur de la nouveauté renversante que j'imagine que constitue la beauté d'un glaçon. J'ai déjà entendu parler des gens qui voyaient la mer ou l'océan pour la première fois, mais cela ne me paraît rien à côté du glaçon : car la mer ou l'océan n'est qu'une étendue d'eau plus grande que les autres, tandis que le glaçon est quelque chose de tout à fait autre, il n'a rien de semblable à quoi que ce soit que puisse connaître quelqu'un qui n'a jamais connu le glaçon.

     

     Je sais bien qu'il y a sûrement des gens à qui la découverte du glaçon n'a fait ni chaud ni froid. Mais moi, l'idée me sidère. Peu importe le nombre de fois où j'y pense, je n'arrive jamais à la surmonter, à m'habituer à elle. Je me demande si un jour j'aurai mon glaçon, dans la vie, un phénomène (physique qui plus est !) simple et évident, mais qui soit inouï au point de renverser l'univers, de provoquer un indicible étonnement.

     Parfois, je me dis que mon glaçon à moi, c'est l'histoire du glaçon. L'histoire des gens qui ne connaissaient pas le glaçon.


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