• Le possessif inversé

     C'est un débat que j'entends parfois (rarement, mais parfois tout de même), celui de l'usage du possessif pour se référer aux personnes que l'on aime. Est-ce légitime de dire mon copain, ma copine, ou bien est-ce que cela ne révélerait pas plutôt un rapport de possession jalouse envers l'objet de mon amour ?

     Je ne crois pas que le débat ait lieu d'être (et de fait, comme je l'ai dit plus haut, il se fait rare). Après tout, il suffit de se pencher rapidement sur l'usage du pronom possessif pour se rendre compte qu'il ne désigne que rarement un rapport de possession. Certes, si je dis mon cookie, il s'agit vraisemblablement du cookie que je possède ; mais si je dis ma grand-mère, personne ne s'imaginera que j'ai un rapport malsain à ma grand-mère ou que je crois qu'elle m'appartient (à moins que je ne sois en train de jouer à Cookie Clicker, auquel cas effectivement elle est un outil que j'exploite bien volontiers pour rentabiliser l'entreprise capitaliste consistant à produire mes cookies en quantité faramineuse). Il est évident dans le second cas que le possessif dénote en réalité une relation spécifique : ma grand-mère, c'est celle qui est grand-mère par rapport à moi qui suis sa petite-fille.

     De même, si je dis mon pays, il ne s'agit pas de possession mais d'origine (ou bien plutôt de rattachement, quelle qu'en soit la nature ) ; ma décision n'est pas celle que je possède mais celle que j'effectue, dont je suis l'agent (on peut parler d'agentivité) ; dans la lignée, ma joie est celle que j'éprouve, dont je suis le réceptacle (dans un rapport semblable à celui établi par le datif). Et l'on peut continuer ainsi longtemps : dans un mécanisme un peu semblable à celui de la relation, mon reflet établit une correspondance entre moi et le reflet, et ma curiosité une caractérisation de moi par la qualité de curiosité ; à la cantine, ma fourchette n'est pas à moi, mais c'est celle dont je fais l'utilisation ; etc. (Je ne doute pas qu'il existe quelque part une liste plus exhaustive et mieux organisée que celle que je viens d'improviser, il n'empêche : vous voyez le principe.)

     Le pronom possessif, donc, n'a pas grand-chose à voir avec la possession, la plupart du temps : et le fait qu'il puisse dénoter une relation devrait suffire à clore le pseudo-débat évoqué plus haut. Toutefois, il y a une différence lorsque je dis ma grand-mère et mon amoureuse (et pas seulement parce qu'il est d'usage que les deux ne désignent pas la même personne), et je soupçonne que c'est là la raison pour laquelle l'on décrie la seconde formule sans jamais se formaliser de la première : c'est que ma grand-mère l'est quoiqu'il arrive. Lorsqu'il s'agit de relation amoureuse en revanche, le pronom possessif est appelé par choix (c'est moi qui décide [avec toi, certes] que tu es mon amoureux, mon amoureuse). Qui dit choix dit intention, et méfiez-vous des intentions. Le désir amoureux est-il un désir de possession de l'autre ? L'on touche là à un débat autrement plus complexe.

     Mais, à rebours des cyniques, j'aimerais proposer une nouvelle signification à l'usage du pronom possessif : le possessif inversé. De la même façon que mon destin est celui auquel je me livre (encore une fois, je ne crois pas que le destin soit une fatalité, mais plutôt un choix : un chemin que, parfois, l'on choisit d'emprunter... parce qu'il faut bien se laisser fulgurer, et parce qu'à quoi bon sinon ?), et que mon devoir est celui auquel je me dévoue, mon amour n'est pas celui qui m'appartient, mais celui auquel je m'offre. Le possessif inversé gagne alors valeur d'allégeance : il surpasse la relation et le rattachement, et même pourquoi pas la caractérisation et la correspondance (puisque, tout en ne disant peut-être rien de celui ou celle auquel il se rattache, il trahit immédiatement le rôle que moi j'embrasse en le prononçant : mes valeurs, mes sentiments, mes engagements).

     Quand je te dis mon amour, ce n'est pas toi qui m'appartiens, c'est simplement moi qui suis tienne.

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