• Lieux & portraits

     Lieux et portraits, mais aussi moments et objets – et là où ils se rencontrent (ou se manquent) parfois.

     Articles classés par ordre antéchronologique.

  •  De lui j'ai connu trois photos, toutes différentes les unes des autres, un peu comme sa façon d'être par ailleurs, parce qu'il était (et continue d'être) le plus grand inconstant que j'aie connu ; mais toutes dans une forme de continuité dissertative, thèse-antithèse-synthèse, chacune apportant un peu plus de recul par rapport à la précédente, d'un point de vue métaphorique comme littéralement photographique.

     

     

     La première, qui a dû être prise aux alentours du moment où nous nous sommes rencontrés et qui est restée sa photo de profil pendant quasiment un an, consiste en un selfie visiblement pris à l'arrache dans la rue, où la tête est trop proche de l'objectif et sur laquelle les yeux regardent trop fixement l'appareil, avec une expression qui n'a rien de naturel. En bref, il y apparaît mauvais photographe comme mauvais poseur (et même mauvais esthète, car pourquoi se choisir une telle photo de profil ?). C'est une photo que je n'ai jamais pris la peine d'enregistrer, parce que je n'avais aucune raison pour et que par ailleurs je ne l'avais jamais vraiment aimée : que j'ai par conséquent perdue le jour où il a changé de photo de profil – mais pour l'avoir vue et regardée des dizaines et peut-être des centaines de fois, je la connais encore par cœur.

     C'est la photo du mec dont on ne sait pas trop ce qu'il fait là, et qui n'a pas l'air de le savoir non plus ; de celui qui n'était pas là le premier jour des cours, à qui il arrivait parfois de sauter des demi-journées de classe sans raison apparente (j'étais un peu fatigué ce matin... m'écrivait-il par SMS quand je m'enquérais de son absence), et qui était toujours en retard quand il venait – même quand on reprenait après la pause, alors même qu'il ne fumait pas, et qu'il n'avait par conséquent aucune raison d'aller se fourrer on-ne-sait-où. C'était le voisin de classe sur la présence duquel il ne fallait pas compter, qui ne savait jamais les devoirs à faire et ne s'en préoccupait pas plus que des commentaires désapprobateurs de la prof, qui était toujours à moitié enrhumé et qui n'avait jamais de mouchoirs sur lui ; c'était le type avec qui j'étais devenue amie parce que justement, j'avais des mouchoirs à lui passer. Une fois passée l'inconstance (comprendre : l'absence de fiabilité), il faisait toutefois un ami tout à fait décent, bien que perché et un peu high, d'après une autre amie à laquelle je l'avais présenté, si bien que nous avions continué à nous voir même après la fin des cours, tous les deux mois, quand nous nous rappelions mutuellement de notre existence – quand je lui demandais de ses nouvelles, et que sa photo apparaissait en petit dans mes notifications, à côté d'un message qui disait en substance ça fait trop longtemps, il faut qu'on se revoie !.

     

     La deuxième photo, qui est apparue peu après que nous ayons pris la décision de nous retrouver plus régulièrement, et qui est restée le temps d'un été seulement, est l'exact opposé de la première : c'est une photo visiblement prise par quelqu'un d'autre, un portrait bien cadré de lui en posture droite, chemise noire et sourire sibyllin, dans ce qui semble être un petit jardin. Il y ressemble tout à fait au Don Juan que j'imagine que ça lui aurait plu d'être et qu'il était sans doute un peu ou, pour reprendre les propos de ma meilleure amie qui avait voulu voir une photo de lui, au bel andalou typique (peu importe ce que ça voulait dire). C'est la photo de l'étudiant intéressé par l'histoire de l'art, les langues, la philosophie, la littérature, capable d'aller jusque dans les expositions de musée les plus obscures, et surtout d'y commenter avec finesse n'importe quelle œuvre ; du fin gourmet qui aurait passé des heures à faire mijoter des épices, pourvu qu'il soit sûr de bien manger ; du type raffiné qui prenait toujours le temps d'enlever ses chaussettes et de les plier en paire dans ses chaussures quand il arrivait chez moi ; de celui enfin qui pouvait investir n'importe quelle conversation, n'importe quel sujet, et y paraître spirituel. C'est sans doute l'une des photos les plus flatteuses qu'il y ait de lui, probablement aussi parce qu'elle ne ment pas sur cet aspect de lui que j'avais appris à connaître après coup et que je n'ai jamais pu perdre de vue ensuite : pourtant c'est une photo que je n'ai jamais réussi à aimer non plus, parce qu'il me semblait qu'elle ne le représentait toujours pas assez justement. Par comparaison, j'aimais presque mieux la première, qui avait au moins l'honnêteté d'être explicitement mauvaise – au fond, j'avais l'impression qu'en montrant cette apparence immédiate de lui, elle était plus véritable que le lisse de la deuxième image.

     Mais si on avait mis les deux photos côte à côte, le contraste aurait illustré mieux que n'importe quel autre son inconstance, sa capacité à passer d'un extrême à l'autre, à dire quelque chose en faisant son contraire, avec un flegme qui me surprenait et me fait encore rire quand j'y pense. Entre l'enrhumé et le charmeur, on aurait pu deviner le type qui défendait avec ferveur le minimalisme, avant de me dire dix minutes après qu'il rêvait de recevoir une machine à glace pour Noël ; celui qui me disait qu'il s'habillait systématiquement en noir car il aimait l'élégance sobre de la couleur, avant de préciser : sauf l'été, j'aime bien mettre des vêtements roses ; celui qui me racontait sans sourciller, et tout en avalant une bouchée de porc à la vietnamienne que je venais de lui proposer en apéritif, qu'il avait décidé un mois plus tôt d'être vegan, et qu'il n'avait pas eu de problème à s'y tenir jusque-là. (Quand je l'avais repris sur ce dernier propos, il m'avait répondu avec candeur : mais tu m'avais raconté que c'était ton grand-père qui te les avait données, j'étais trop curieux...) C'était l'étudiant qui était venu en Allemagne parce qu'il devait améliorer son allemand, et qui s'était inscrit à tous les cours d'italien de l'université, parce que c'était une langue dont il était désespérément amoureux ; celui qu'on retrouvait avec tous les Italiens du coin, tant et si bien que presque tout le monde croyait qu'il était italien lui-même. Il me disait : mais je ne parle pas tant de langues que ça... Juste l'espagnol, l'anglais, l'allemand, l'italien, et puis un peu de français... Mais le français ça ne compte pas vraiment, j'ai tout oublié, tu sais... Et puis je lui parlais d'un classique de la littérature française, et je le retrouvais une semaine plus tard à lire ledit bouquin, en langue originale il va de soi. Un inconstant, perdu entre ses aspirations et ses façons d'être.

     

     Alors j'avais sauvegardé la deuxième photo malgré mon désamour pour elle, parce que je me méfiais de celle qui risquait de la remplacer un jour : je me disais qu'avec son absence de talent pour l'auto-représentation, il serait capable de mettre une photo de lui qui me plairait encore moins. (Ou pire, autre chose qu'une photo de lui.) Mais j'avais tort : car la troisième photo, survenue quelques semaines après que nos chemins se soient séparés (littéralement comme métaphoriquement), était la bonne, celle qui lui rendait enfin justice. On l'y voit debout devant une maison au toit en tuiles rouges, avec deux jeunes femmes à sa droite – au loin, on devine des reliefs ibériques et des nuages qu'un début de crépuscule vient dorer. Sur la photo, ils se tiennent tous trois par la taille, et il se penche un peu vers elles, comme s'il voulait être sûr d'apparaître dans le cadre. Je me suis parfois demandé qui étaient les deux femmes – car je sais qu'aucune des deux n'est une amoureuse –, si parmi elles il y avait sa sœur ou une cousine, sa meilleure amie ou son ex qu'il avait prévu de revoir cet été-là, ou bien s'il s'agissait de femmes dont il ne m'avait jamais parlé. Mais je crois que leur identité ne change pas grand-chose à ce que raconte la photo : lui, souriant timidement à côté de deux jeunes femmes riant à pleines dents. Une photo souvenir comme une autre, ni selfie à l'arrache ni portrait étudié, où il apparaît presque en entier devant un paysage de son pays natal, où il ressemble enfin à celui qu'il était.

     Sur cette photo je vois enfin le grand gamin aux épaules légèrement voûtées par les doutes, dans une veste en jean qui paraît étrangement trop grande pour lui (ce n'était pas faute de dépasser les 1m80), l'étudiant timide dont le sac menace de tomber des épaules, celui qui ne savait pas très bien ce qu'il allait devenir dans la vie, et si elle ne finirait pas par l'avoir avec ses exigences. À travers la posture penchée et presque bancale, je devine celui qui aurait voulu avoir la certitude qu'on l'aimait, qui ne parvenait pas à croire qu'il le méritait pourtant, sans doute parce qu'il avait du mal à s'aimer lui-même ; celui qui avait toujours peur d'être seul, et qui pourtant n'était jamais sûr d'avoir sa place auprès de quiconque. Tous les détails semblent le trahir, le sourire masquant à moitié la gêne et l'anxiété, les cernes discrets comme pour rappeler les insomnies, le tee-shirt qui laisse transparaître non pas la minceur mais la maigreur maladive ; et puis il y a tout ce que la photo ne dit pas non plus, mais que je sais pour l'avoir connu, que je crois lire dans son regard brillant et qui explique le reste, tous les désirs qui le hantaient et qu'il ne se sentait pourtant pas capable d'assumer, à cause de l'inconstance encore, l'envie d'être peintre et poète, les études d'art et de philosophie, le polyamour et la vie de nomade enfin.

     

     

     De lui donc j'ai connu trois photos, et encore aujourd'hui quand il m'arrive de penser à lui je crois que ces trois photos se superposent dans ma tête, thèse-antithèse-synthèse, tout ce que j'ai appris à connaître de lui même trop tard : et il m'attendrit a posteriori. Je repense à son inconstance, sa terrible inconstance, et je me demande si j'avais véritablement conscience de ce trait de caractère à l'époque où nous nous fréquentions. Si cela m'était venu en tête, le jour où il m'avait dit : Je crois que ce serait une mauvaise idée de t'aimer ; ou bien si au contraire je l'avais vraiment pris au sérieux – si j'avais vraiment cru qu'il saurait se tenir à cette déclaration.

     Mais que voulez-vous : c'était un inconstant...


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  •  Cinq minutes après qu'on se soit embrassés pour la première fois, son portable a sonné. C'est mon voisin, il est à court de clopes. Lui-même ne fumait plus depuis des années, mais il avait un vieux paquet qui traînait chez lui, et de temps à autre il dépannait ses voisins ou ses amis. (Jamais plus d'une cigarette à la fois, comme il est d'usage chez les gens qui se méfient des addictions.) Il s'est levé et, après s'être assuré que je me foutais qu'il disparaisse deux minutes, il a fouillé le tiroir de son bureau et il est sorti.

     J'ai attendu d'être sûre qu'il soit vraiment parti, puis je me suis levée à mon tour et je suis allée ouvrir le tiroir. Quand il est revenu, j'étais de nouveau assise en tailleur sur son lit, mais j'avais une cigarette entre les lèvres. Qu'est-ce que tu fous ? J'ai levé les yeux vers lui et, comme il avait vraiment l'air incrédule, je lui ai dit : Tu sais que c'est la première cigarette que je tiens entre mes doigts, de toute ma vie ? Il m'a répondu : Tu ne vas pas la fumer, quand même, hein ? J'ai regardé la cigarette entre mon index et mon majeur. C'était vrai qu'il s'agissait d'une Malboro. J'ai repensé à l'hiver de l'année d'avant, et un instant, j'ai songé à lui raconter l'histoire des allumettes – à lui raconter combien j'avais eu envie de fumer, ces nuits-là. Mais je m'étais promis de ne plus raconter mes histoires d'amour, et ça aurait indécent peut-être aussi, face à quelqu'un avec qui je venais d'en entamer une, aussi légère fût-elle. (Et puis, j'avais déjà commis l'erreur de lui avouer que j'avais un blog, et il avait trois onglets ouverts dessus quand j'étais arrivée, alors à tous les coups, il savait déjà. Quelle importance ?) À la place, j'ai ri. Je lui ai dit : Et pourquoi pas ? La cigarette, ça n'est peut-être pas healthy, mais ça a toujours été sexy. Et à choisir, je crois bien que je préfère encore être sexy que healthy ! Et pour achever de rendre le propos provocateur, je lui ai envoyé mon portable. Prends-moi en photo, tu verras bien.

     

     Vaut-il mieux être sexy ou healthy ? C'est que la réponse n'est pas si évidente. Tout le monde veut être healthy, bien sûr : c'est un atout non-négligeable si l'on souhaite pouvoir profiter de la vie, et en profiter longtemps. Mais se payer le luxe de la séduction, jouir de ses propres charmes... En un mot être sexy, n'est-ce pas là la meilleure façon de profiter de la vie ? La santé, contrairement à la volupté, n'est qu'un moyen, pas une fin : et quitte à crever un jour, autant se permettre le plaisir d'une cigarette avant – c'est un lieu commun que même les médecins sont prêts à avouer du bout des lèvres. En ce qui me concernait, je n'avais jamais fumé, c'est vrai, mais j'avais élu le flirt comme vice personnel, et la décadence n'était pas loin. Pouvait en témoigner le type qui se trouvait devant moi, monogame convaincu, et que je venais d'embrasser malgré la certitude établie que nous courions à la rupture. Je n'avais évidemment pas prévu de dépasser le stade du flirt, tout comme il n'avait pas pensé succomber aux charmes d'une polyamoureuse : mais voilà, en matière d'addiction, on a beau se méfier, on ne s'imagine jamais vraiment qu'on court le risque de devenir accro avant de se rendre compte qu'on l'est pour de bon. C'est toujours trop tard qu'on réalise. Alors, quitte à s'être séduits, nous nous étions résolus à nous aimer au moins un peu – ne serait-ce que le temps d'une cigarette.

     Aurions-nous dû être plus raisonnables, plus healthy, et nous abstenir sous prétexte que ce qui nous enflammait ne pouvait que nous brûler les ailes ? Ce que je sais, c'est que sur la photo, j'apparais à moitié dénudée, cheveux lâchés, pantalon chaussettes et guêtres, faisant semblant de fumer ma cigarette, et je ris aux éclats.

     

     Mais après une éternité d'habitudes établies, ou après une semaine sans doute, la réalité s'est rappelée à nous. Je lui ai dit : Il faut qu'on se quitte avant de s'écœurer à petit feu. Et puis, comme nous nous étions promis de faire ça bien, et que j'ai toujours cru au pouvoir salvateur des clichés, j'ai ajouté : Je partirai sur de la poésie, si tu veux. J'ai saisi le recueil qui traînait sur son bureau depuis le jour de la photo de la cigarette. Ce jour-là je l'avais ouvert par curiosité, et j'étais tombée par hasard sur un poème d'Aragon, que j'avais commencé à lire à voix haute. Depuis, le livre s'ouvrait systématiquement sur cette page, comme pour trahir les nuits de mes absences – les nuits où je devinais que quelqu'un revenait lire les mêmes vers en boucle, comme pour tâcher d'y retrouver une voix.

     Avant de commencer à lire, j'ai ouvert le tiroir du bureau. Ma cigarette s'y trouvait intacte. Je l'ai saisie, elle s'est glissée avec le naturel d'un anneau entre mes doigts, et j'ai dit : Je la prends avec moi. Après tout, c'est la mienne. Il a levé le sourcil. Il m'a répondu : Mais tu ne vas pas la fumer, quand même, hein ? J'ai acquiescé, et il m'a tendu le petit doigt : Tu promets ! À regret, parce que j'avais précisément prévu de la fumer, j'ai promis. Et il faut que tu arrêtes de flirter avec des personnes monogames, aussi. C'est trop dangereux, tu l'as bien vu ! Un instant, j'ai voulu me révolter, mais l'heure n'était plus vraiment aux débats, alors à la place, je lui ai tendu le recueil de poésie. Comme la première fois, j'ai commencé à lire et puis, lentement, tout en continuant à réciter les vers, j'ai détaché mes yeux du papier pour le regarder lui.

     Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force... Je suis partie la cigarette au doigt, et je ne me suis pas retournée.

     

     Plus tard, une éternité de tramways et d'errances plus tard, je me suis arrêtée au milieu d'une rue déserte. Autour de moi il n'y avait plus que les lampadaires blafards, les souvenirs noyés dans la neige fondue, et le froid qui me gelait les doigts. Il aurait sans doute fallu que je rentre, si je voulais éviter d'attraper la crève. Mais était-ce si important, d'être raisonnable, de ne pas tomber malade ? Lentement, j'ai glissé la main dans la poche de mon manteau. La boîte d'allumettes y avait fait son retour : seulement elle contenait une cigarette maintenant. Mais, à des années-lumières de la première fois où j'avais tenu cette même cigarette entre mes doigts, la question se posait toujours : valait-il mieux être healthy ou sexy ? S'embraser en valait-il vraiment la peine, ou bien devions-nous nous abstenir ?

     J'ai craqué une allumette et je l'ai regardée éclairer un instant la nuit de sa lumière orangée. Et, alors qu'elle poussait son dernier soupir, je me suis dit que ça irait.


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  •   Il y a des soirs où il devient soudain nécessaire de se lever et de sortir. C'est comme ça, c'est la nuit qui appelle et ça ne se discute pas. (Parfois c'est un message, une bonne ou une mauvaise nouvelle, ou même une absence de nouvelles. Parfois c'est une pensée, et parfois c'est une absence de pensée. Parfois c'est au milieu de quelque chose et parfois c'est au milieu de rien du tout. Une raison ou une absence de raison. Ça n'a pas d'importance, la nuit happe tout le reste.) Alors, puisque c'est nécessaire et que ça ne se discute pas, je me lève, je prends mon manteau, mes mitaines, j'enfile mon chapeau, mes bottines, et je pars. (Ai-je encore mes allumettes ? Je tâte ma poche en claquant la porte derrière moi, oui, elles sont encore là. Les clés aussi, tout va bien, je peux me perdre.)

     Ces soirs-là donc il faut sortir et se laisser envelopper par la nuit. Je pourrais me blottir dans son invisible présence et ses aplats de couleurs, mais j'ai promis de marcher alors je marche. En parlant, au début, parce qu'il y a encore des pensées ou des phrases qui ont eu l'indécence de se joindre à la sortie, et qu'il faut les épuiser si l'on veut pouvoir les laisser en chemin. Plus tard, bien plus tard, je me rendrai compte que je me suis tue depuis plusieurs minutes ou plusieurs siècles : et en me retournant je verrai leurs cadavres agonisant au pied d'un arbre ou au coin d'une rue. C'est sans regret que je les abandonnerai à leur triste sort. Il n'y a plus de regret quand il n'y a plus de mots, et les mots se sont épuisés avec les pensées, à force d'essayer de les sauver.

     Dans la nuit le silence finit toujours par venir. Parfois c'est tout de suite, et parfois c'est après plusieurs heures, mais le silence l'emporte toujours sur les pensées. Je n'ai jamais su si c'était parce qu'il était l'amant de la nuit ou son écho. Mais la nuit n'a peut-être pas d'amant. Quand on a l'immensité du monde pour soi, j'imagine qu'on n'a pas besoin d'autre amour – fût-ce le silence. (Peut-être malgré tout que le silence essaye désespérément de conquérir la nuit. Peut-être que c'est pour ça que soir après soir il vient se glisser dans ses pas. Mais la nuit lui reste indifférente : et elle s'évapore sans un regard pour lui au petit matin, le laissant crever dans le premier chant des oiseaux. Soir après soir toutefois le silence revient, et nuit après nuit son supplice de Ptolémée se répète.) C'est au milieu de cette tragédie amoureuse que je marche, vide de mots et de pensées, soumise au silence, lui-même soumis à la nuit.

     Les mots parfois reviennent. Mais ce sont des mots ancestraux alors, des mots qui ne sont pas miens et qui sont vernis de poésie ; des mots assortis au silence. Les vers de Nerval et d'Aragon. D'autres poètes encore parfois. Desnos. Verlaine. Rimbaud. D'autres encore. Dans la nuit je vais chercher ma voix et je l'élève jusqu'aux étoiles. Elle prend en amplitude depuis ma gorge et elle s'étire autour des césures et des enjambements, suivant le rythme indolent des alexandrins. Mes pieds font les cent pas autour d'une place déserte ou d'un rond-point, et les vers reviennent avec moi inlassablement, tour après tour, poème après poème, jusqu'à ce qu'eux aussi finissent par se taire et embrasser le silence. (Autour de nous tout est immobile, jusqu'au halo des lampadaires qui laisse deviner un brin de brume ; mais j'exhale dans la nuit et mon souffle reste invisible, parce que l'hiver n'est pas encore là.) Alors je laisse les fantômes des poèmes flotter derrière moi et je repars.

     Dans le silence rien ne reste et tout n'est que présence. Au rythme des lampadaires mon regard glisse sur ces présences sans les saisir tout de suite. Tout paraît beau et tout paraît indifférent. Je m'imprègne de nuit. Accoudée à une rambarde de fleuve, je n'entends pas un clapotis et j'ai l'impression que c'est le monde entier qui se tient en suspension. Seule la danse de la lune sur l'eau vient trahir ses reflets mouvants. C'est comme une étrange vision où le reflet est plus vivant que le réel, parce que là-haut la lune reste figée : et l'on pourrait presque se demander pourquoi il ne vient pas à l'idée du ciel de refléter lui aussi les éclats du fleuve. Ensemble ils se livreraient à cette valse mélancolique et langoureux vertige... Mais le ciel est trop occupé à pétiller doucement ses étoiles, peut-être. Parfois des avions ou des satellites le traversent et chaque fois je suis tentée de penser qu'il s'agit vraiment d'étoiles. De là où je suis, leur mouvement est si lent qu'il me faut plusieurs secondes pour m'assurer qu'ils bougent vraiment – alors pourquoi pas les mettre au même rang que les autres astres, après tout ? Mais des nuages s'embrassent et les étoiles s'éclipsent. Et les chemins m'attendent.

     Ces soirs-là je marche si longtemps dans la fraîcheur nocturne que mon esprit finit par s'engourdir à mesure que mes jambes ralentissent. Je ne suis plus sûre d'exister tout à fait, après coup. La dissolution me guette. Je ne saurai plus quand est-ce que j'ai décidé de faire demi-tour, quand il m'est venu à l'idée qu'il me faudrait encore une heure pour rentrer sans doute, qu'il était temps. Comme s'il y avait encore un temps possible. Par réflexe je reprends mon allure habituelle en me rapprochant de la maison ; je me glisse dans l'ombre des lampadaires et devenue ombre moi-même (fantôme parmi les fantômes), j'évite les autres passants. Il n'y a souvent plus personne mais même quand ce n'est pas le cas personne ne me remarque. La nuit m'a avalée.

     La clé dans la serrure. Les gestes du quotidien. J'ouvre la porte, j'allume la lumière, et tout le monde dort. Je me déshabille en silence. Je ne sais plus quelle heure il est, combien de temps je suis partie, mais je crois que je commence à exister à nouveau. Au sursaut d'existence s'ajoute soudain la conscience brutale de ma fatigue : et avant même de penser à faire quoi que ce soit, manger, travailler ou écrire, je m'écroule dans mon lit. J'éteins la lumière, je ferme les yeux. Dans un coin de ma tête je pense vaguement qu'il faudrait retrouver les mots, écrire sur la nuit. Sur les nuits. Sur la beauté de mes nuits. Mais l'idée reste flottante, je verrai demain, je m'endors déjà. Dans mes derniers stades d'hypnagogie mon corps s'étire et rétrécit tour à tour, il se déforme et il se met à danser comme la lune sur les reflets de l'eau.

     Dehors la nuit se tait et le silence frémit.


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  •  J'avais une escale de trente minutes à Offenburg, donc. Je n'avais qu'un changement de quai à faire, mais en sortant du train j'ai attrapé un petit bout de ciel, là-bas, au loin, alors j'ai soupiré, parce que j'avais mes bagages à trimballer, et puis j'ai entrepris de sortir de la gare, pour aller voir.

     Il n'y avait rien à voir, évidemment. (Et pas seulement parce que j'avais pris la sortie de derrière : Offenburg est une ville allemande vraisemblablement tout à fait insignifiante à l'est de Strasbourg, dont la principale caractéristique est de posséder une gare au croisement de quelques lignes ferroviaires entre la France et le reste de l'Allemagne.) Du petit coin des marches où je m'étais assise, je pouvais attraper un bout de station essence, un panneau d'arrêt de bus, des affiches électorales pour Die Linke, et un Dönerkebab-Pizzeria auquel je me serais sûrement accordé le luxe d'aller manger si je n'avais pas déjà prévu mon casse-croûte, parce que je me permets toujours tout quand je m'enfile mes trajets de nomade. C'est ma façon à moi de me consoler de ne pas savoir si la maison se trouve dans le lieu que j'ai quitté ou celui que je m'apprête à rejoindre : à défaut, je me construis un petit coin de confort entre les deux, dans l'espace du voyage.

     Il n'y avait rien à voir mais j'ai laissé mon regard glisser sur l'horizon de cette rue sans importance et le ciel qui la surplombait ; et puis j'ai surpris mon propre regard, et c'est là que je me suis dit : quand même, Décaféine, tu ne vas pas commencer à vouloir écrire sur Offenburg.

     Je me suis dit : Ce n'est pas Genève, il n'y a rien à dire dessus. Ce n'est même pas comme si la ville te laissait une quelconque impression. Je me suis dit : Tu écriras sur quoi, le petit bout de clocher brun qui dépasse de l'autre côté de la gare, que tu vois quand tu te retournes, et qui te rappelle la cathédrale de Strasbourg parce que c'est le même style et la même couleur ? Je me suis dit que ce n'était pas possible, que ça relevait du caprice comme un selfie – que ça ne raconterait rien sinon que j'y étais passée.

     Mais ce n'était pas vraiment Offenburg que je voulais emporter, en fait. C'était plutôt le bleu du ciel et le coton des nuages, les rayons de soleil et la température ni chaude ni froide, comme une absence de saison, la rue vide et l'absence de marqueur à part la pointe de l'église de l'autre côté de la gare – juste un bout de paysage trop fugace pour être autre chose qu'une image. C'étaient mes trente minutes à moi, le casse-croûte et le farniente, rien à faire sinon regarder le Dönerkebab-Pizzeria en face en se demandant si ça aurait été plutôt pas mal ou plutôt pas ouf. C'étaient les marches où je pouvais m'asseoir et être seule et tranquille. C'était le lieu qui n'était ni celui d'où je venais ni celui où j'allais, celui où je n'avais rien à faire et où personne ne m'attendait, celui où j'étais certaine que ce n'était pas chez moi – celui que, par conséquent, je pouvais me permettre d'habiter un peu, le temps d'une escale. C'était le dernier endroit où je savais que j'entendrais encore de l'allemand avant d'arriver en France, et ce sont des sons qui m'ont toujours réconfortée. C'était la gare anonyme qui ne me demandait pas qui j'étais, l'insignifiance dans laquelle je pouvais me couler, un petit bout du monde où j'échappais au monde. Offenburg n'avait pas vraiment d'importance : ce que j'aimais en elle c'était l'escale qu'elle m'offrait, le refuge soudain et inespéré avant de reprendre mes crapahutages d'un pays à l'autre.

     Mais mon train était dans cinq minutes, alors j'ai jeté un dernier coup d'œil à l'immobilité de la rue, je me suis résignée à mâcher mon dernier bout de bretzel, et puis je me suis levée. Et, en repartant vers mon quai, je me suis dit : Bon allez, quand je suis dans le train, j'écris sur cette escale à Offenburg. Ça en vaut bien la peine, après tout.


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  •  Genève j'y suis passée peut-être une demi-heure maximum, parce que je devais y attraper un train qui devait me mener à un autre train qui devait lui-même me mener à un autre train, et puis encore un autre, pour un voyage au terme duquel je devais rentrer chez moi, et que bon, j'avais beau être à peu près dans les temps pour mon premier train, je n'étais pas en avance non plus. Le projet de la journée (quinze heures de voyage dont onze de train) tout comme le timing un peu serré commençaient à prendre un petit goût d'habitude : la Suisse en revanche c'était nouveau, parce que ça devait faire peut-être quinze ans que je n'y avais pas mis les pieds, et que je n'en avais aucun souvenir, si ce n'était la photo de famille qui traînait quelque part chez mes parents – deux gosses, mon frère et moi, tout en joues et en casquettes, entourés par les bras de ma mère devant le jet d'eau du lac de Genève.

     Mais cette fois-ci j'avais un train à prendre et il ne s'agissait plus de jouer aux touristes, alors je me suis contentée de coller mon nez à la vitre quand la voiture est entrée dans la ville. Je me suis imaginé que je venais d'ouvrir les yeux sans savoir où j'étais ni où j'allais, et je me suis demandé si j'aurais alors été capable de deviner où je me trouvais. Si j'aurais pu deviner que je n'étais pas en France, ni en Allemagne, mais en Suisse, à Genève ; en somme, si quelque chose dans l'air ou l'architecture de la ville aurait pu me laisser deviner l'indécence qui consistait à me faire payer 1,98€ le moindre Mo de données mobiles.

     Scruter une ville suffit-il à en percer le secret ? En une demi-heure, occupée à filer depuis la frontière franco-suisse jusqu'au premier train de mon odyssée, sur un trajet que seul le GPS déterminait, je n'en avais pas la prétention. Pourtant, de Genève, je retiendrai ceci : les grandes avenues un peu vides entre de grands bâtiments trop communs, comme ces villes du sud ou du bord de la Méditerranée que la chaleur rend désertes à l'heure du zénith ; la propreté et l'aspect neuf de ces mêmes bâtiments (pas modernes, mais neufs), rien à voir avec le délabrement qui gagne parfois les villes du sud ; la clarté de certains murets ou édifices, pas blancs, mais clairs ; les noms des rues écrits avec une police d'écriture fine aux serifs allongés ; les rues soudain étroites, visiblement piétonnes mais empruntées par toutes les voitures ; pas de maison, pas de gratte-ciel, pas de HLM, pas de palais, rien qui paraisse traditionnel et rien qui paraisse contemporain. Genève tout en identité flottante, ni tout à fait pareille à mes pays, ni vraiment différente, et rien qui suffise à la caractériser.

     De Genève aussi je retiendrai la pureté maritime du ciel, bleu au sommet et que l'horizon venait blanchir – réminiscence d'une brume méditerranéenne impossible en territoire helvétique. À aucun moment alors que nous prenions nos virages de rue en rue jusqu'à la gare je n'avais vu le lac : pourtant tout dans l'air, la végétation et ces mille indices que je n'aurais su nommer clamait l'étendue d'eau à côté, ses vagues, son immensité. Si j'avais ouvert les yeux sans savoir où j'étais, dans ce pays qui n'avait pas même accès à la mer, j'aurais juré le littoral : à tort.

     Ou à raison ? Alors que le train qui devait m'emmener ailleurs a commencé à accélérer pour adopter sa vitesse de croisière, et que je quittais sans regret la capitale d'un pays qui ne se donnait même pas la peine de faire partie de l'Union européenne (autrement dit : que je n'habiterais jamais), soudain le lac a surgi de l'autre côté de la vitre. Étendue de bleu profond pour répondre à la clarté du ciel. Le drapé des vagues devinable même au loin, et puis la rive opposée, à moitié grisée par la distance, à moitié confondue avec la brume de l'horizon, et des pointes de couleurs tout juste perceptibles, les bâtisses des heureux au bord du golfe – car d'un coup sous mes yeux le lac s'était transformé en golfe, semblable à celui que je m'imaginais que Baya devait être.

     Et, alors que je regardais enfin la mer que la cité m'avait promise, il m'est venu à l'esprit qu'un jour, je serais amenée à retourner à Genève : et qu'alors ou bien je tomberais complètement sous son charme, ou bien j'y serais tout à fait insensible, mais qu'il n'y aurait pas de juste milieu entre l'étreinte et l'indifférence.

     Genève, bout de mer perdu entre les montagnes. De loin, j'ai pris rendez-vous avec elle. D'ici quinze ans, lui ai-je assuré. Qui sait ce qui m'y attendra alors ?

     Genève tout en suspension des possibles. Ça ressemblait à une ville pour être amoureuse. Pour des retrouvailles, peut-être – ou bien pour se quitter. Ou encore une ville pour se consoler d'un chagrin d'amour. À moins que l'indifférence ne l'emporte. (Je me suis imaginée marcher au bord du lac, aberrée par le lisse de la ville, et me demander : mais qu'est-ce qui m'a un jour fait croire qu'il y aurait quoi que ce soit qui puisse me séduire ici ?)

     Genève entre promesse et déception. Je verrai bien.


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  •  Il y a un mois je suis arrivée chez une amie, et je lui ai demandé du scotch (le ruban adhésif, pas l'alcool). Le carton de ma boîte d'allumettes s'est déchiré, il faut que je le répare, lui ai-je dit en sortant la boîte de la poche droite de mon manteau – c'était là où je rangeais toujours mes allumettes, avec mes mitaines rouges. C'était dans le métro, sur le trajet, en voulant machinalement saisir le paquet, que j'avais remarqué que des allumettes en avaient glissé et s'étaient répandues dans le fond de ma poche. Deux des coins de la boîte s'étaient fendus, la laissant ouverte ballante d'un côté. Mais qu'est-ce que tu fous à toujours te trimballer avec une boîte d'allumettes, aussi ? m'a-t-elle demandé en me tendant un rouleau de scotch. Je lui ai répondu que j'en avais besoin, que c'était comme ça. Comment suis-je censée allumer des cigarettes, sinon ? (Je ne fume pas.) Elle a secoué la tête, et elle n'a pas insisté. Je crois qu'elle commençait à avoir l'habitude.

     La dernière fois que nous nous étions vues, je revenais d'un long voyage improvisé dans l'urgence, un road trip s'étendant sur plus de deux mille kilomètres, une dizaine de villes, le triple en heures de trajet. Je lui avais raconté en détail mes galères et escales respectives mais, parvenue à destination, je m'étais tue. Mais il s'est passé quoi, là-bas ? Tu ne peux pas éluder comme ça ! Alors, je lui avais dit que dans le plus beau parc de cette ville de Bretagne, entre les fleurs et les canards, j'avais utilisé mes allumettes. Encore maintenant, je m'obstine à ne parler que de ça, quand je raconte la fin de mon voyage : le parc, les fleurs, les canards, les allumettes. Je persiste à croire que les histoires sont plus romanesques, et donc plus fidèles à la vérité, lorsqu'on se contente de s'arrêter sur un détail ciselé. Le mien, dans cette histoire, ce sont les allumettes.

     

     J'y tenais, donc, à cette boîte d'allumettes. Encore maintenant que j'ai déménagé à nouveau à plus de mille kilomètres, la boîte, fraîchement rafistolée, est dans la poche de mon manteau, et régulièrement j'y glisse la main pour m'assurer qu'elle est encore là. Il y reste deux ou trois dizaines d'allumettes, ainsi que deux allumettes déjà brûlées qui datent du parc, mais que je ne peux pas me résoudre à jeter. C'est sentimental, c'est comme ça.

     Ce sont des Instant Salon de Flam'Up, même s'il faut regarder au dos de la boîte pour savoir le nom de la collection et de la marque. Le devant est noir, avec un design un peu vintage. Premium quality, est-il écrit. Satisfaction guaranteed. (Ceux qui ont écrit ça n'avaient pas idée.) Sur le côté, il est précisé que la boîte contient 45 allumettes, dans plusieurs langues. C'est comme ça que j'ai appris que le mot allumettes est joli partout. En anglais : matches. En allemand : Streichhölzer. En espagnol : fósforos. En portugais : lucifers. La taille est indiquée, aussi : 10 cm. C'était pour ça que je les avais choisies, pour la taille. J'aimais bien l'idée d'avoir de grandes allumettes, ça me rappelait les allumettes que j'avais achetées à Ikea, des Hylta, un an plus tôt. C'était parce qu'il ne me restait plus beaucoup d'Hylta que j'avais décidé de racheter des allumettes. Non pas que j'en avais particulièrement besoin, mais elles m'avaient suivi depuis loin ces allumettes, et je n'avais pas encore tout à fait envie de tourner la page, alors il m'en fallait d'autres pour continuer mon bout de chemin...

     

     Depuis octobre dernier, j'avais terriblement envie de fumer. Je n'étais pas tout à fait sûre de savoir d'où ça me venait, à vrai dire, car je n'ai jamais fumé de ma vie et je n'en ai toujours pas l'intention. Quand j'étais petite, l'odeur de la fumée de cigarette me fascinait : mais j'avais rapidement appris que fumer, c'était sale et mal, et ça faisait maintenant une quinzaine d'année qu'elle m'écœurait. Et puis, à 21 ans, j'avais passé l'âge d'expérimenter le vice pour le plaisir de se croire adulte. Mais toujours était-il que j'avais envie de fumer : plus précisément, j'avais envie du bâtonnet entre mes doigts, du feu à un bout et de mes lèvres à l'autre, et d'exhaler dans la nuit, sous l'étincelle orange de la cigarette. C'était le geste surtout je crois, le geste et le feu ; la nicotine, pas vraiment. Cela ne justifiait évidemment pas de se mettre à fumer : et de toute façon, je reste persuadée que même si j'essayais un jour, je ne saurais pas comment faire. La probabilité que je finisse par m'étouffer avec la fumée au bout de cinq secondes me paraît plus qu'élevée.

     Alors, comme il n'était pas question de fumer des vraies cigarettes, j'avais récupéré ma boîte d'allumettes Hylta, qui traînait dans ma valise depuis que j'étais rentrée chez mes parents, et j'avais décidé d'en faire un substitut. Les soirs où j'avais envie de fumer, et où cela ne suffisait plus de faire des tours de parking en bas de chez moi pendant des heures, je craquais... Je craquais une allumette. Je la faisais rouler entre mes doigts, certes c'était plus fin qu'une cigarette, mais ça allait quand même, et je la regardais se consumer. Le feu à un bout et les lèvres à l'autre. Hey, Décaféine, c'est comme une cigarette. Jamais plus d'une à la fois, jamais deux soirs de suite, bien sûr, il ne fallait pas devenir accro.

     

     Cette image de la cigarette, elle me suivait depuis août, en vérité. Il y avait un livre qui traînait près de mon lit, et dont la couverture représentait une jeune femme stylisée, une cigarette entre le rouge de ses lèvres, et la fumée à l'autre bout. Le livre est un classique de la littérature du XXème siècle, que j'avais commencé à lire cet été quand j'étais encore à l'étranger, mais que je n'avais pas eu le courage de continuer ensuite. J'en avais lu juste assez pour comprendre que, comme pour tous les romans de cette partie du XXème siècle, il parlait de désillusions. Mais j'étais revenue en région parisienne et les miennes me suffisaient, alors je l'avais délaissé pour lire des livres de Duras, qui est connue pour avoir été une fumeuse et alcoolique invétérée. Je ne parvenais toutefois pas à me résoudre à ranger le livre dans ma bibliothèque, et tous les jours je croisais le regard de la jeune femme à la cigarette. Elle dégageait une aura terriblement séduisante.

     La cigarette, c'est peut-être déconseillé pour la santé, mais ça fait des décennies sinon des siècles que la littérature et les films l'ont instituée comme sexy, et c'est une image dont on ne se défera pas de sitôt. Je n'aimais certes pas l'odeur, mais j'avais été obligée d'admettre l'idée depuis qu'un de mes professeurs d'anglais de la montagne Sainte-Geneviève nous avait fait lire un poème sur les cigarettes, un poème d'amour je crois. Cela faisait des années que je ne me souvenais plus précisément du contenu du poème, ni même de son titre ou de son auteur, mais je n'avais en revanche pas oublié la conclusion que j'en avais tirée : que, d'une part, j'aimais beaucoup la poésie anglophone du XXème siècle ; et que, d'autre part, il n'y avait peut-être pas tant de différences entre allumer une cigarette et allumer la flamme du désir. Après tout, l'érotisme a toujours flirté avec l'idée du danger.

     En ce qui concerne le poème, il m'est soudainement revenu en tête il y a quelques jours, après plus de quatre ans d'amnésie, alors que j'étais dans le train qui m'emmenait à nouveau loin de tout, et que je commençais à écrire sur ma boîte d'allumettes : Love Poem, de Ron Padgett.

     

     En vérité, ni le glamour de la cigarette, ni l'absence, l'attente, l'errance, ni le lieu où j'étais et celui où j'aurais voulu être, ni les nuits sans fin et l'addiction au Coca-Cola ne me paraissaient justifier une si fumeuse envie : mais j'arrivais là à court d'explications, et le manque (mais de quoi, de qui ?) était toujours là, alors je grattais une allumette. Peu de choses sont aussi douces que le bruit d'un bâton d'allumette qui s'embrase d'un coup : dans la nuit, à la lueur de la flamme, je me disais que ça me passerait, que c'était peut-être la dernière. Mais ce n'était jamais la dernière, et l'automne a laissé place à l'hiver. Alors, comme je croyais voir la fin de mon paquet d'Hylta, je me suis résignée à acheter un second paquet, en me disant que je leur trouverais bien une vraie utilité, à ces allumettes, un jour...

     

     Les Hylta je les avais achetées un peu par hasard, un an plus tôt, en novembre 2019. Je m'étais rendue à Ikea pour acheter un matelas sur lequel faire dormir mon meilleur ami, qui s'apprêtait à me rendre visite : et au milieu du labyrinthe du magasin, j'avais vu des paquets d'allumettes, alors j'en avais pris un, il rentrait dans la poche de mon sweat-shirt, en plus. (Le matelas, lui, fut infernal à ramener : et vers la fin du trajet, j'avais même dû accepter l'aide d'un voisin néerlandais, faisant connaissance avec lui par la même occasion. Quelques mois plus tard, il devint le protagoniste de l'histoire la plus cocasse qui me soit arrivée, dans un tout autre contexte.)

     Je m'étais dit que les allumettes pouvaient m'être utiles, parce que j'avais chez moi une citrouille d'Halloween, que j'avais faite quelques jours auparavant avec mon amoureux d'alors. C'était la première fois qu'il me rendait visite à l'étranger, et je crois que j'en garde un souvenir assez doux, peut-être parce que c'était l'un des derniers mois où il me semblait encore que deux personnes qui s'aimaient ne pouvaient pas être incompatibles. Quand il était reparti, je m'étais soudain sentie seule, et c'était là que j'avais envoyé un message à mon meilleur ami. Bon, c'est quand que tu viens me rendre visite, toi ? Trois heures plus tard, il avait réservé ses billets pour venir me voir ; et j'étais partie à Ikea. Ce mois-là, les Hylta me permirent d'allumer la flamme même sans mon amoureux, et de garder ma citrouille jusqu'à ce qu'elle soit entièrement tombée en poussière. (Ne faites pas ça, c'est dégoûtant la moisissure de citrouille.)

     

     Après ça, les allumettes étaient restées sur le rebord de ma fenêtre. C'était au mois de mars suivant que je m'étais remise à les utiliser. J'avais invité une amie proche à dîner, parce que la fermeture des frontières venait tout juste de tomber, sans aucun égard pour les amours internationales ; et que cela nous privait toutes les deux, elle de revoir un Roméo (c'était vraiment son prénom) avec qui ça avait été le coup de foudre, moi de retrouver mon faiseur de citrouille, alors même que j'aurais terriblement eu besoin de la certitude de sa présence. (En réalité – mais nous ne le savions pas encore –, si le destin s'apprêtait à amputer ces histoires de quelque chose, c'était surtout d'un happy ending.) Pour nous consoler, j'avais donc invité cette amie à un dîner aux chandelles, entrée, plat, dessert, musique romantique, et même des bougies qu'on m'avait offertes pour mon départ à l'étranger, et dont j'avais oublié l'existence jusque-là. Le dîner avait été une réussite, et quand elle était repartie je crois que nous étions toutes les deux un peu rassérénées.

     Les soirs d'après, je me suis surprise à gratter mes allumettes pour rallumer les bougies, parfois, juste pour la vision fascinante des flammes. La lumière des bougies m'hypnotisait, et me consolait de ne plus très bien savoir où était (ou ce que voulait) le Je du Je t'aime qui était désormais inaccessible. Il y avait deux bougies, avec les couleurs de l'arc-en-ciel, plus une troisième, minuscule, en forme d'éléphant, que je voulais réserver à une occasion spéciale. C'est durant ce printemps-là, aussi, que je me suis mise à sortir le soir, à aller me promener sans fin sur les chemins. Dans la nuit, sous l'orangé des lampadaires, parfois la fumée de mon propre souffle, et le parfum brûlant des fleurs, je méditais sur la beauté du monde et l'étrangeté de la vie. Rapidement, la solitude devint salvatrice pour mon Je : et il me fallut très peu pour promettre qu'on ne me ferait pas revenir dans ma région natale, que je serais une solitaire et une voyageuse, et que je passerais les prochaines années de ma vie là, dans ce petit bout d'Allemagne.

     

     Cette dernière promesse a hanté mes allumettes. Aurais-je eu tant envie de fumer cet hiver, si j'avais pu rester là-bas ? Peut-être. Peut-être pas. Je n'en sais rien. Mais je sais que d'un coup, en février dernier, j'ai cessé d'avoir envie de fumer. Les parfums du printemps sont revenus en avance, les cieux se sont faits plus grands, j'ai trouvé un compagnon pour mes promenades nocturnes, je me suis mise à donner des cours de cuisine à une amie, et puis on m'a annoncé que je pouvais repartir en Allemagne. La boîte d'allumettes est restée dans ma poche par habitude ; mais soudain elle n'y était plus qu'un reliquat.

     C'est un de ces soirs-là que je vais lui parler pour la première fois. Je lui dis : Nuit de pleine lune ? Elle me répond : Oui, j'étais justement en train de la regarder en fumant ma cigarette. Après ça nous parlons de la lune, des chemins de nuits. Elle se met à habiter les miens. Parfois elle me parle de sa vie. Un jour elle me dit qu'elle s'est brûlé le pouce avec son briquet, au lieu de la cigarette. Je lui demande de faire attention, je lui dis que les pouces ça ne se rachète pas, contrairement aux clopes. Que quitte à embraser quelque chose, il y a déjà mon cœur. Elle me promet d'être prudente. Parfois je lui parle de la beauté du monde, ou de sa beauté à elle, ce qui est presque pareil. Elle me demande si je flirte. Tu essayes de m'allumer ? Je lui dis que non, que je n'oserais pas. C'est toi qui as le briquet, tu te souviens ? De toute façon, je ne sais pas utiliser les briquets, enfin, je n'y arrive qu'une fois sur dix. La dernière fois que j'avais essayé, c'était avec un vieux briquet qu'on m'avait prêté pour que j'allume la citrouille d'Halloween, et ça avait été un échec suffisant pour me convaincre d'acheter des allumettes – les Hylta, vous savez.

     

     Et puis un jour, un an après le dîner aux chandelles, alors que je m'apprêtais à en préparer un autre, l'annonce tombe : fermeture des frontières régionales. Reconfinement de l'Île-de-France, pour un mois au moins. Elle m'écrit, elle me dit qu'elle est cas contact, qu'elle ne peut pas venir avant le reconfinement, et qu'elle a envie de pleurer. Moi, j'ai surtout envie de fumer, à nouveau. D'un coup, je me rappelle que je dois repartir en Allemagne dans deux semaines, et que c'est à l'opposé de là où elle habite, à plusieurs centaines de kilomètres de chez moi déjà. Je sors ma boîte d'allumettes, et j'en gratte trois d'affilée, tant pis pour la règle d'une allumette à la fois. Je les consume jusqu'au bout, je manque de me brûler le pouce moi aussi. Je regarde la nuit et le croissant de la lune me renvoie mon regard : alors, je range les allumettes dans mon manteau, et je réponds à son message. Je lui dis : Je te promets qu'on se verra. Si c'est ce que tu veux, je trouverai un moyen. Vingt-quatre heures nous séparent alors du moment où l'Île-de-France sera fermée, sans aucun égard pour les amours interrégionales.

     C'est au milieu de la nuit, deux heures plus tard, que je décide de partir : d'aller m'exiler dans un endroit où les frontières ne sont pas fermées, avant de pouvoir la rejoindre lorsqu'elle ne sera plus cas contact. Je prends les premiers vêtements qui me tombent sous la main, et je fais mon sac dans l'urgence, sans me préoccuper du reste. En choisissant les livres qui doivent accompagner mon voyage, je retombe sur le livre avec la jeune femme à la cigarette. Je me demande si j'ai vraiment envie de savoir l'histoire qu'il raconte. Je crois que l'héroïne se retrouve terriblement fascinée par une autre jeune femme ; et il me vient alors à l'esprit que je ne sais pas laquelle des deux la couverture est censée représenter. Mais je ne suis pas d'humeur à l'ambiguïté, alors à la place, je prends Clair de femme, de Romain Gary. Il y parle d'amour et de patrie féminine, ce qui tombe bien car j'ai beau ne pas savoir quelle est ma patrie, je sais très bien qui je veux rejoindre. Et de la poésie, du Desnos, évidemment. J'ai tant rêvé de toi...

     

     Le livre de la femme à la cigarette, je l'avais acheté en juillet dernier. En mai, j'avais invité quelqu'un que je n'avais pas vu depuis longtemps, pour son anniversaire : c'était à cette occasion que j'avais utilisé la bougie éléphant, à défaut d'en avoir d'autres sous la main. Nous avions discuté longtemps ce soir-là, et pour la première fois de ma vie, après ces semaines de solitude, je m'étais sentie légitime à parler de polyamour – des aspirations du Je qui disait Je t'aime au faiseur de citrouilles. Quelques semaines plus tard, je renonçais à trois ans de couple avec ce dernier, et je sauvais le Je d'une monogamie qui ne m'aurait jamais rendue heureuse, en me promettant que je serais toujours libre d'aimer qui je le voulais, comme je le voulais.

     Par coïncidence, mais je ne suis plus tout à fait sûre de croire aux coïncidences, c'est cette même personne à qui j'avais parlé de polyamour ce soir-là qui m'a conseillé le livre de la femme à la cigarette, un peu après ma rupture. Il m'avait dit que c'était un classique de la littérature existentialiste, et présenté comme ça, ça avait l'air de me correspondre. La dernière fois que je l'ai vu, juste avant de rentrer d'Allemagne, il m'avait dit : je suis sûr que ta vie à toi aussi ressemblera à un roman. Je lui avais répondu que j'y comptais bien. Plus tard, quand j'avais dû emballer mes affaires, la dernière chose que j'avais mise dans mes bagages, ça avaient été ce livre, et ma boîte d'allumettes.

     

     Mais d'un coup, après tant de mois à attendre de pouvoir repartir là-bas, je décide que ça n'a plus d'importance. Je repousse mon départ, et à la place, je pars ailleurs ; et quand elle m'annonce qu'on peut se retrouver, je repars. Je m'embarque à nouveau sur les premières routes qui s'offrent à moi, avec un sac de voyage que j'avais rempli à un moment où je ne savais pas pour combien de temps je partais (une semaine ? deux ? trois ?), et un manteau dont j'avais oublié de vider les poches avant de partir. Je prends tous les détours qui s'imposent, souvent pour trouver où passer la nuit ; et le soir, en regardant la lune qui s'arrondit de plus en plus à nouveau, je lui écris pour lui dire où je suis, quelles sont les prochaines étapes de mon trajet. Je lui envoie aussi des photos des villes que je traverse sans avoir le temps de les visiter, Turin, Grenoble, Lyon, Bordeaux, entre autres. J'arrive, promis. En pleine pandémie, je prends des bus, des métros, des tramways, des cars, des trains, des covoiturages, et j'arrive.

     Et puis un jour je suis là. Cela fait douze jours que je suis partie de chez moi et je ne sais plus très bien quand est-ce que j'ai vraiment dormi pour la dernière fois, mais peu importe, je suis là. Elle est là elle aussi, et elle me prend dans ses bras.

     

     C'est le lendemain, en sortant de l'hôtel, alors qu'elle s'apprête à m'emmener dans son parc préféré, qu'elle me dit : Putain, j'ai envie de fumer mais je n'ai pas mon briquet sur moi. Lentement, je glisse la main dans la poche de mon manteau, et je palpe la boîte en carton qui s'y trouve. Je lui dis : J'ai des allumettes, moi, si tu veux. Je sors la boîte, je lui gratte une allumette. Tout en allumant sa cigarette avec, elle rit : Ah ouais, elles sont grandes tes allumettes, ça rigole pas. Je lui réponds que c'était pour ça que je les avais achetées, ces allumettes.

     Et, pendant qu'elle fume sa Winston, je la regarde, et je me dis :

     Oh.

     Après tout ce chemin, je la regarde, je flambe, et je me dis :

     Oh. Les allumettes, c'était donc pour ça.


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  •  La lumière du ciel trahissait le coucher du soleil derrière les nuages, et le blanc avait laissé place à un bleu céruléen, ou égyptien, je ne sais plus trop, peut-être quelque part entre les deux. Alors je me suis levée, j'ai enfilé mes couches de vêtements, mon bonnet et mon écharpe, et j'ai annoncé à la ronde : Je sors, je vais me balader. Et je suis partie, comme ça. (On m'a dit : ne rentre pas trop tard, quand même. Ils ne s'habituent jamais à ce que je sorte la nuit. Mais les mots ont glissé sur moi, et je suis partie, quand même.)

     Je suis sortie, j'ai pris à gauche, ça montait un peu, et j'ai marché, dans le silence de la neige et des lampadaires. Il faisait nuit, de plus en plus. La neige avait été tassée par la journée. Et puis il y avait la route qui n'en finissait pas. Un virage en épingle, un autre, parfois un croisement, mais ce n'était jamais compliqué de deviner où il fallait suivre le chemin si l'on voulait aller nulle part (et en revenir sans se perdre). Alors j'ai marché. La marche ça ne se questionne pas, on fait un pas, un autre, et tour à tour les choses n'ont plus d'importance : parfois c'est mon corps parce que je pense très fort, à plein de choses qui m'agitent, aux histoires imaginaires ou vécues et que je me raconte pour la quinzième fois peut-être, aux êtres qui me manquent, parfois à ceux qui ne me manquent pas, à tous ceux à qui je dois écrire, un message Discord, un mail, une lettre. Et puis il y a tout le reste du monde aussi, mes ébauches de pensées, tout ce que vous voudrez, je pourrais marcher des heures que je n'en épuiserais pas un centième. Parfois je remarque que sous l'effet d'une rêverie j'ai ralenti ; ou que la détermination de certaines pensées contamine mon pas, et que je marche à vive allure ; la plupart du temps je ne me rends compte de rien. Je marche, et je pense, surtout, dans ma tête ou à voix haute, dans une langue ou dans une autre. Parfois ce sont les pensées qui n'ont pas d'importance toutefois. Je suis tout à fait dans mon corps, dans le mouvement de mes hanches, j'adore sentir mes hanches, et les muscles de mes mollets, et mon sang, et la fraîcheur de la nuit sur ma peau, et mon souffle-vapeur dans l'air froid, et mes hanches et mes jambes encore et toujours, et il n'y a plus que ça, ce mouvement perpétuel qui m'anime et me fascine en même temps. Je marche et c'est un plaisir. Parfois c'est le monde qui n'a pas d'importance, parce que tout est en moi, les pensées, le corps, et que c'est si plein que je n'ai plus d'attention pour le reste ; parfois c'est moi qui n'ai plus d'importance, parce qu'au détour d'un virage, peut-être, ou d'un regard, quelque chose capte mon attention, et tout à coup le monde me saisit par sa beauté, ou par l'incongruité de ses détails. Alors je tais mes pensées et je regarde. J'oublie un peu que je regarde, tout ce que je sais c'est que je regarde. Parfois aussi je m'arrête, pour le plaisir d'un coup d'être immobile. Et puis je repars. Et ainsi pendant une heure ou deux, plus si je le peux et si je ne suis pas attendue. Je marche, et je marche, et je marche.

     Je marche dans la neige tassée, donc, elle me gratifie de son craquement feutré, et parfois de la chance de tracer mes pas dans la virginité de quelques bordures de chemin. Le froid fige l'air, et plus que jamais je pourrais croire que je suis seule au monde, si ce n'étaient, évidemment, les phares des voitures qui passent parfois anonymes dans la nuit.

     

     J'ai marché pendant des heures dans la neige et dans la nuit (dans la neige et dans la nuit, je répète ces mots mais c'est parce que je les aime, ils s'allitèrent l'un l'autre, l'un blanc et l'autre noir, l'alliance est harmonieuse). Et puis, au bout de la nuit... Pas au bout du chemin, évidemment, le chemin n'a pas de fin, ou tout du moins je ne l'ai jamais trouvée, peut-être parce que je ne l'ai jamais cherchée aussi. Au bout de la nuit, en vérité c'était encore le début de la soirée mais pour moi c'était au bout de la nuit, au bout de ma nuit de marche à moi tout du moins, au bout de la nuit il y avait un parking vide au bord de la route. Un parking vierge, comme un petit pré de neige fraîche. Quand on marche comme je marche, on n'a pas vraiment de destination, mais parfois on la trouve quand même, et alors on s'arrête – c'est le bout de la nuit, ou du matin si je suis partie le matin. Je me suis alors arrêtée, et je me suis assise directement dans la neige, pour regarder le pré. Et puis j'ai repensé à un moment quelques mois auparavant, où par défi j'avais été tremper mes pieds dans un lac quasi-gelé. Je l'avais fait l'espace de deux secondes, j'avais dit : Attends, prends-moi en photo, qu'on dise que je l'aie fait !, et puis j'avais attendu que l'appareil photo soit prêt pour plonger mes pieds. Au bout de deux secondes le froid avait commencé à mordre, j'avais dit : C'est bon ? Je peux sortir ?, et j'étais sortie, j'avais ri.

     Alors je me suis dit pourquoi pas. J'ai ri de moi-même, un peu. Et puis j'ai enlevé mes chaussures, doucement. Et j'ai enlevé mes chaussettes. J'ai retroussé mon pantalon, les pieds en l'air... Et puis je me suis levée, et j'ai fait quelques pas dans la neige, pieds nus. Au début la neige était douce sous mes pieds, elle avait une texture fraîche et accueillante. Au bout de quelques secondes néanmoins, comme prévu, le froid s'est mis à mordre. Il m'a saisie aux os, et ça a commencé à brûler de glace. Je le savais, je m'y attendais ; je m'étais dit qu'à ce moment-là, je n'aurais plus qu'à me rasseoir et remettre mes chaussettes et chaussures. Mais en fait, j'ai continué à faire quelques pas. Au bout de quelques pas le froid a cessé de crier dans mes pieds, ou bien j'ai réussi à comprendre que je pouvais entendre autre chose que son cri, je ne sais pas trop. Toujours est-il que j'ai continué à faire quelques pas dans la neige nue, prudemment tout de même. Je ne savais pas quand est-ce que ça deviendrait absolument insupportable... La morsure était toujours là malgré tout. Je crois que j'ai dû lâcher quelques mots qui ne se répètent pas. Et puis d'un coup, j'ai réalisé que l'insupportable ne viendrait peut-être pas. Alors j'ai couru dans la neige, et je me suis arrêtée, je suis repartie en marchant. J'ai ri. J'ai tracé des arabesques dans la neige avec mes pieds. J'ai marché lentement, et vite, peut-être même que j'ai couru à nouveau, je ne sais plus. J'ai été jusqu'à l'autre bout de mon parking, mon petit pré de neige, et puis j'ai fait des tours, toujours dans les chemins que mes pas n'avaient pas encore tracés. Le froid continuait d'être là, je ne sais pas si je m'y habituais vraiment, au fond j'avais toujours l'impression qu'il finirait par devenir insupportable. Mais la sensation était incroyable : je marchais pieds nus dans la neige. L'idée me paraissait absolument folle, mais pourtant elle était réelle ; je l'éprouvais jusque dans ma chair. C'était le cri du froid qui sonnait moins fort que mon rire. J'étais ivre de neige, ivre de cette neige que je traversais de mes pieds nus. (Eussé-je été loin de tout chemin et de toute civilisation, peut-être aurais-je ôté d'autres vêtements, pour me rouler nue dans la neige. Je ne l'étais pas, et de loin, nul ne pouvait voir que je n'avais plus de chaussures.) Au bout de quelques temps, je suis revenue au bord du parking, pour me rhabiller. Cela faisait plusieurs minutes que j'avais entamé mon délire, me disait ma montre.

     Mais... Mais je me suis assise et j'ai commencé à sécher mes pieds, et puis je me suis arrêtée. Et la neige, l'ivresse de sa sensation, m'a appelée, et j'y suis retournée. J'ai couru à nouveau, j'ai crié à nouveau mes mots qui ne se répètent pas parce que mes pieds redécouvraient la glace, en trente seconde ils avaient oublié que ça mordait si fort et que ça faisait tant crisser les os, et puis j'ai marché. J'ai tracé mille nouveaux chemins, des tours et des allers-retours, dans le parking. Je n'arrivais pas à me résigner à repartir. Au bout d'un moment, parce que le froid ne cesse pas et que je savais que je ne pourrais pas tenir éternellement, je suis revenue. J'ai essuyé mes pieds... Et puis je suis repartie. Je suis repartie, et j'ai marché, jusqu'à ne plus savoir où conduire mes pas entre tous les chemins déjà tracés. On ne s'y fait pas, à cette sensation de marcher pieds nus dans la neige. C'est absolument addictif. L'ivresse, le sentiment de puissance, aussi... Je me suis dit, purée, je marche pieds nus dans la neige, quoi. Et j'aime ça qui plus est – mais au-delà de l'idée en fait, c'est viscéral, vraiment, le plaisir est physique. À la fin le froid mordait toujours, ça faisait partie du plaisir, et je ne sentais plus rien de mes pieds, si ce n'étaient parfois des cailloux qui venaient m'écorcher la peau, mais ça m'était quasi-égal, tout m'était quasi-égal en dehors des pas que je conduisais dans la neige en fait. La neige, l'ivresse, la puissance... C'était dément, comme une transcendance, mais la transcendance elle te projette à l'extérieur de toi et là c'était tout à fait le contraire, j'étais projetée à l'intérieur de mon propre corps, parce que c'était comme si je ne l'avais jamais autant senti. Tous les possibles s'ouvraient à moi. Le bonheur total.

     Plus tard je me suis résignée à remettre mes chaussettes et mes chaussures pour de bon, j'avais les mains toutes engourdies et je ne savais plus tellement comment bouger mon corps à part pour marcher... J'ai repris la route en sens inverse, mes pas chaussés dans la neige tassée sous les lampadaires. J'ai marché, j'ai couru, tout était égal, et j'ai laissé derrière moi le parking de neige. Quand je suis rentrée, on m'a demandé si j'avais fait une bonne balade, on m'a dit que j'avais pris du temps. J'ai dit : je me suis un peu perdue à un moment, c'était presque vrai... Je n'ai rien dit de l'extase de mes pas nus dans la neige, j'ai juste dit que j'avais bien marché malgré tout, et puis après je me suis tue. Mais là-haut, sur un parking, il y avait encore toutes ces traces de pieds nus, les seules traces de ma chorégraphie, de mon moment d'absolu.


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