•  [Article inaugural de la rubrique Abécédaire littéraire]

     A pour Anouilh, Antigone

     J'ai lu Antigone alors que j'avais 13 ou 14 ans. Nous étions en cours de français, et la professeure nous avait distribué les livres pour que nous travaillions sur un extrait, parce qu'elle n'avait pas eu le temps de faire des photocopies. J'avais rapidement lâché l'exercice des questions de texte pour lire la pièce en entier, sans trop me soucier du reste du cours, rien que pour les tirades d'Antigone et de Créon.

     Il a fallu que je relise la pièce à 16 ans pour comprendre que si elle m'avait autant marquée, ce n'était pas un hasard, mais tout simplement parce qu'elle est aussi forte que magnifique (et je parle ici aussi bien d'Antigone que d'Antigone). Ce fut là, je crois, mon premier indice au sujet de la beauté de la littérature – le premier indice que si depuis toujours j'avais aimé la littérature, ce n'était pas simplement parce que j'aimais lire, mais c'était aussi et surtout parce qu'il y avait quelque chose dans la littérature, quelque chose qui était au-delà du plaisir et qui valait la peine qu'on s'en souvienne, même longtemps après avoir refermé le livre. (Depuis, chaque fois qu'on m'a demandé des conseils de lecture, en littérature ou en philosophie, toujours j'ai dit que s'il fallait commencer quelque part, c'était par Antigone d'Anouilh.)

     Antigone est une pièce à lire, absolument. Le prologue le plus touchant de la littérature théâtrale – un jour, c'est promis, je le connaîtrai par cœur. Antigone me fascine et me séduit ; mon premier amour me faisait un peu penser à Antigone par ailleurs.

     

     A pour Anouilh

     Dans Médée, certaines tirades de Médée sur l'amour ont fait profondément écho en moi, il y a quelques années : j'y tiens là la preuve qu'Antigone n'est pas une exception et qu'Anouilh est un brillant dramaturge, dont je lirai volontiers d'autres pièces, un jour (bien que j'aie peur de quitter le domaine mythologique avec lui).

     Sans avoir vu de photo de lui, je m'imagine un homme chétif, humble et sage – Anouilh, le dramaturge qui n'a jamais eu de Prix Nobel, ce n'était pourtant pas faute d'avoir été dans les listes des jurys, mais parce qu'il y avait Sartre à couronner aussi (Sartre qui a refusé le Prix Nobel, Anouilh n'aurait jamais eu l'audace), et qu'après il fallait rendre hommage à des écrivains d'autres langues.


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  •  Genève j'y suis passée peut-être une demi-heure maximum, parce que je devais y attraper un train qui devait me mener à un autre train qui devait lui-même me mener à un autre train, et puis encore un autre, pour un voyage au terme duquel je devais rentrer chez moi, et que bon, j'avais beau être à peu près dans les temps pour mon premier train, je n'étais pas en avance non plus. Le projet de la journée (quinze heures de voyage dont onze de train) tout comme le timing un peu serré commençaient à prendre un petit goût d'habitude : la Suisse en revanche c'était nouveau, parce que ça devait faire peut-être quinze ans que je n'y avais pas mis les pieds, et que je n'en avais aucun souvenir, si ce n'était la photo de famille qui traînait quelque part chez mes parents – deux gosses, mon frère et moi, tout en joues et en casquettes, entourés par les bras de ma mère devant le jet d'eau du lac de Genève.

     Mais cette fois-ci j'avais un train à prendre et il ne s'agissait plus de jouer aux touristes, alors je me suis contentée de coller mon nez à la vitre quand la voiture est entrée dans la ville. Je me suis imaginé que je venais d'ouvrir les yeux sans savoir où j'étais ni où j'allais, et je me suis demandé si j'aurais alors été capable de deviner où je me trouvais. Si j'aurais pu deviner que je n'étais pas en France, ni en Allemagne, mais en Suisse, à Genève ; en somme, si quelque chose dans l'air ou l'architecture de la ville aurait pu me laisser deviner l'indécence qui consistait à me faire payer 1,98€ le moindre Mo de données mobiles.

     Scruter une ville suffit-il à en percer le secret ? En une demi-heure, occupée à filer depuis la frontière franco-suisse jusqu'au premier train de mon odyssée, sur un trajet que seul le GPS déterminait, je n'en avais pas la prétention. Pourtant, de Genève, je retiendrai ceci : les grandes avenues un peu vides entre de grands bâtiments trop communs, comme ces villes du sud ou du bord de la Méditerranée que la chaleur rend désertes à l'heure du zénith ; la propreté et l'aspect neuf de ces mêmes bâtiments (pas modernes, mais neufs), rien à voir avec le délabrement qui gagne parfois les villes du sud ; la clarté de certains murets ou édifices, pas blancs, mais clairs ; les noms des rues écrits avec une police d'écriture fine aux serifs allongés ; les rues soudain étroites, visiblement piétonnes mais empruntées par toutes les voitures ; pas de maison, pas de gratte-ciel, pas de HLM, pas de palais, rien qui paraisse traditionnel et rien qui paraisse contemporain. Genève tout en identité flottante, ni tout à fait pareille à mes pays, ni vraiment différente, et rien qui suffise à la caractériser.

     De Genève aussi je retiendrai la pureté maritime du ciel, bleu au sommet et que l'horizon venait blanchir – réminiscence d'une brume méditerranéenne impossible en territoire helvétique. À aucun moment alors que nous prenions nos virages de rue en rue jusqu'à la gare je n'avais vu le lac : pourtant tout dans l'air, la végétation et ces mille indices que je n'aurais su nommer clamait l'étendue d'eau à côté, ses vagues, son immensité. Si j'avais ouvert les yeux sans savoir où j'étais, dans ce pays qui n'avait pas même accès à la mer, j'aurais juré le littoral : à tort.

     Ou à raison ? Alors que le train qui devait m'emmener ailleurs a commencé à accélérer pour adopter sa vitesse de croisière, et que je quittais sans regret la capitale d'un pays qui ne se donnait même pas la peine de faire partie de l'Union européenne (autrement dit : que je n'habiterais jamais), soudain le lac a surgi de l'autre côté de la vitre. Étendue de bleu profond pour répondre à la clarté du ciel. Le drapé des vagues devinable même au loin, et puis la rive opposée, à moitié grisée par la distance, à moitié confondue avec la brume de l'horizon, et des pointes de couleurs tout juste perceptibles, les bâtisses des heureux au bord du golfe – car d'un coup sous mes yeux le lac s'était transformé en golfe, semblable à celui que je m'imaginais que Baya devait être.

     Et, alors que je regardais enfin la mer que la cité m'avait promise, il m'est venu à l'esprit qu'un jour, je serais amenée à retourner à Genève : et qu'alors ou bien je tomberais complètement sous son charme, ou bien j'y serais tout à fait insensible, mais qu'il n'y aurait pas de juste milieu entre l'étreinte et l'indifférence.

     Genève, bout de mer perdu entre les montagnes. De loin, j'ai pris rendez-vous avec elle. D'ici quinze ans, lui ai-je assuré. Qui sait ce qui m'y attendra alors ?

     Genève tout en suspension des possibles. Ça ressemblait à une ville pour être amoureuse. Pour des retrouvailles, peut-être – ou bien pour se quitter. Ou encore une ville pour se consoler d'un chagrin d'amour. À moins que l'indifférence ne l'emporte. (Je me suis imaginée marcher au bord du lac, aberrée par le lisse de la ville, et me demander : mais qu'est-ce qui m'a un jour fait croire qu'il y aurait quoi que ce soit qui puisse me séduire ici ?)

     Genève entre promesse et déception. Je verrai bien.


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  •  Ça fait maintenant plusieurs mois que je cogite l'idée d'une ligne de non-responsabilité (un peu inspirée du Bullshit-o-meter du blog de The Ferrett), à placer quelque part sur la liste de mes articles, pour dire : hey, après cette ligne, je ne suis plus sûre de cautionner les articles que vous lirez. C'est qu'il y a un paquet d'articles que je n'écrirais probablement plus aujourd'hui, ou tout du moins pas pour y dire les mêmes choses, pas pour en parler sur le même ton.

     Mais après mûre réflexion, ce n'est pas vraiment du jeu de taper sur le travail d'une pauvre Décaféine qui est désormais trop loin dans les années pour pouvoir se défendre – d'autant plus qu'après tout, sans son chemin je ne serais pas ici, à écrire des articles que la Décaféine du futur ne cautionnera peut-être plus ; et si je me laissais aller à la censure rétrospective, je me retrouverais probablement rapidement à supprimer tout et n'importe quoi, au gré de mes humeurs. (Et puis, aussi : il y a des articles que je trouve toujours décaféinés, même des années après, et ce serait injuste de les renier au milieu des autres.)

     Alors à rebours de l'idée initiale, je vous propose ici une sélection d'articles : un top 5 de mes articles les plus décaféinés – des articles que je serais probablement toujours aussi contente de publier, si je venais juste de les écrire.

     


     

    Dernière actualisation : 03/01/2022

      Sélection générale

    1. Allumettes
    2. Champ de coquelicots
    3. Le fleuriste du futur
    4. Le possessif inversé
    5. 50 questions pour nuits pensives

     

     

     


     

      Sélection par année : 2021

    1. Allumettes
    2. Ces soirs-là
    3. Escale à Offenburg
    4. Le possessif inversé
    5. En finir avec les histoires

     

    Sélection par année : 2020

    1. Champ de coquelicots
    2. 50 questions pour nuits pensives
    3. Portrait (2)
    4. Amores volent, scripta manent
    5. Pied-de-biche

     

     Sélection par année : 2018

    1. Paroles au vent
    2. Le fleuriste du futur
    3. Les mathématiques amoureuses
    4. Nuit printanière
    5. L'herbe est plus verte ailleurs
      (De façon générale, tout ce qui a été écrit au printemps 2018, à l'exception des articles Eklabugs et des dessins.)

     

     Sélection par année : 2017

    1. Pause café sans café
    2. L'art d'étudier
    3. Questions
    4. WESH
    5. Imaginez que Dieu est un brocoli

     


     

     Et si vous n'êtes pas d'accord, je vous invite à indiquer en commentaire quels sont les articles que vous aimez bien (ou tout du moins lesquels n'ont pas périmé avec les années)... Parce que, hey, dans l'histoire, ce n'est pas moi la lectrice :-)


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  •  Ces derniers temps, je me suis mise à utiliser D'acc dans mes messages. D'acc, ça veut dire : ouais, je vois ce que tu veux dire. Je suis d'accord avec toi. Je note l'information. Je n'ai rien à ajouter.

     D'acc c'est un peu court quand même comme mot, d'ailleurs ça n'en est qu'un demi : et sa brièveté a un petit côté je-m'en-foutiste. (Il y a quelques années, quelqu'un que je connaissais s'était offusqué parce qu'un ami avait répondu dekdek à un de ses pavés lyriques. L'indécence me fait encore sourire.)

     À chaque fois que je l'écris, je m'agace : je me dis que j'ai l'air de m'en battre la race, pire qu'un smiley ; alors qu'en vérité, je ne l'écris jamais qu'avec des personnes dont je ne me fous pas du tout, et que personne ne s'est jamais plaint de mes d'acc, au demeurant. Mais voilà, j'ai beau le remarquer chaque fois que je l'écris, et m'insupporter moi-même à l'écrire, je continue de l'utiliser, c'est plus fort que moi.

     (C'est la même chose avec janr à la place de genre à l'écrit, t'sais et frère – qui s'impose alors même que tout le reste de mon expression n'a jamais été aussi peu genré – à l'oral. Et puis tout un tas de mots qui ne se répètent pas, mais ça c'est trop viscéral, j'ai renoncé à les éliminer.)

     D'acc. Je crois que mon propre langage est en train de prendre le contrôle de ma personne. Oskour, quoi.


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  •  Il y a un mois je suis arrivée chez une amie, et je lui ai demandé du scotch (le ruban adhésif, pas l'alcool). Le carton de ma boîte d'allumettes s'est déchiré, il faut que je le répare, lui ai-je dit en sortant la boîte de la poche droite de mon manteau – c'était là où je rangeais toujours mes allumettes, avec mes mitaines rouges. C'était dans le métro, sur le trajet, en voulant machinalement saisir le paquet, que j'avais remarqué que des allumettes en avaient glissé et s'étaient répandues dans le fond de ma poche. Deux des coins de la boîte s'étaient fendus, la laissant ouverte ballante d'un côté. Mais qu'est-ce que tu fous à toujours te trimballer avec une boîte d'allumettes, aussi ? m'a-t-elle demandé en me tendant un rouleau de scotch. Je lui ai répondu que j'en avais besoin, que c'était comme ça. Comment suis-je censée allumer des cigarettes, sinon ? (Je ne fume pas.) Elle a secoué la tête, et elle n'a pas insisté. Je crois qu'elle commençait à avoir l'habitude.

     La dernière fois que nous nous étions vues, je revenais d'un long voyage improvisé dans l'urgence, un road trip s'étendant sur plus de deux mille kilomètres, une dizaine de villes, le triple en heures de trajet. Je lui avais raconté en détail mes galères et escales respectives mais, parvenue à destination, je m'étais tue. Mais il s'est passé quoi, là-bas ? Tu ne peux pas éluder comme ça ! Alors, je lui avais dit que dans le plus beau parc de cette ville de Bretagne, entre les fleurs et les canards, j'avais utilisé mes allumettes. Encore maintenant, je m'obstine à ne parler que de ça, quand je raconte la fin de mon voyage : le parc, les fleurs, les canards, les allumettes. Je persiste à croire que les histoires sont plus romanesques, et donc plus fidèles à la vérité, lorsqu'on se contente de s'arrêter sur un détail ciselé. Le mien, dans cette histoire, ce sont les allumettes.

     

     J'y tenais, donc, à cette boîte d'allumettes. Encore maintenant que j'ai déménagé à nouveau à plus de mille kilomètres, la boîte, fraîchement rafistolée, est dans la poche de mon manteau, et régulièrement j'y glisse la main pour m'assurer qu'elle est encore là. Il y reste deux ou trois dizaines d'allumettes, ainsi que deux allumettes déjà brûlées qui datent du parc, mais que je ne peux pas me résoudre à jeter. C'est sentimental, c'est comme ça.

     Ce sont des Instant Salon de Flam'Up, même s'il faut regarder au dos de la boîte pour savoir le nom de la collection et de la marque. Le devant est noir, avec un design un peu vintage. Premium quality, est-il écrit. Satisfaction guaranteed. (Ceux qui ont écrit ça n'avaient pas idée.) Sur le côté, il est précisé que la boîte contient 45 allumettes, dans plusieurs langues. C'est comme ça que j'ai appris que le mot allumettes est joli partout. En anglais : matches. En allemand : Streichhölzer. En espagnol : fósforos. En portugais : lucifers. La taille est indiquée, aussi : 10 cm. C'était pour ça que je les avais choisies, pour la taille. J'aimais bien l'idée d'avoir de grandes allumettes, ça me rappelait les allumettes que j'avais achetées à Ikea, des Hylta, un an plus tôt. C'était parce qu'il ne me restait plus beaucoup d'Hylta que j'avais décidé de racheter des allumettes. Non pas que j'en avais particulièrement besoin, mais elles m'avaient suivi depuis loin ces allumettes, et je n'avais pas encore tout à fait envie de tourner la page, alors il m'en fallait d'autres pour continuer mon bout de chemin...

     

     Depuis octobre dernier, j'avais terriblement envie de fumer. Je n'étais pas tout à fait sûre de savoir d'où ça me venait, à vrai dire, car je n'ai jamais fumé de ma vie et je n'en ai toujours pas l'intention. Quand j'étais petite, l'odeur de la fumée de cigarette me fascinait : mais j'avais rapidement appris que fumer, c'était sale et mal, et ça faisait maintenant une quinzaine d'année qu'elle m'écœurait. Et puis, à 21 ans, j'avais passé l'âge d'expérimenter le vice pour le plaisir de se croire adulte. Mais toujours était-il que j'avais envie de fumer : plus précisément, j'avais envie du bâtonnet entre mes doigts, du feu à un bout et de mes lèvres à l'autre, et d'exhaler dans la nuit, sous l'étincelle orange de la cigarette. C'était le geste surtout je crois, le geste et le feu ; la nicotine, pas vraiment. Cela ne justifiait évidemment pas de se mettre à fumer : et de toute façon, je reste persuadée que même si j'essayais un jour, je ne saurais pas comment faire. La probabilité que je finisse par m'étouffer avec la fumée au bout de cinq secondes me paraît plus qu'élevée.

     Alors, comme il n'était pas question de fumer des vraies cigarettes, j'avais récupéré ma boîte d'allumettes Hylta, qui traînait dans ma valise depuis que j'étais rentrée chez mes parents, et j'avais décidé d'en faire un substitut. Les soirs où j'avais envie de fumer, et où cela ne suffisait plus de faire des tours de parking en bas de chez moi pendant des heures, je craquais... Je craquais une allumette. Je la faisais rouler entre mes doigts, certes c'était plus fin qu'une cigarette, mais ça allait quand même, et je la regardais se consumer. Le feu à un bout et les lèvres à l'autre. Hey, Décaféine, c'est comme une cigarette. Jamais plus d'une à la fois, jamais deux soirs de suite, bien sûr, il ne fallait pas devenir accro.

     

     Cette image de la cigarette, elle me suivait depuis août, en vérité. Il y avait un livre qui traînait près de mon lit, et dont la couverture représentait une jeune femme stylisée, une cigarette entre le rouge de ses lèvres, et la fumée à l'autre bout. Le livre est un classique de la littérature du XXème siècle, que j'avais commencé à lire cet été quand j'étais encore à l'étranger, mais que je n'avais pas eu le courage de continuer ensuite. J'en avais lu juste assez pour comprendre que, comme pour tous les romans de cette partie du XXème siècle, il parlait de désillusions. Mais j'étais revenue en région parisienne et les miennes me suffisaient, alors je l'avais délaissé pour lire des livres de Duras, qui est connue pour avoir été une fumeuse et alcoolique invétérée. Je ne parvenais toutefois pas à me résoudre à ranger le livre dans ma bibliothèque, et tous les jours je croisais le regard de la jeune femme à la cigarette. Elle dégageait une aura terriblement séduisante.

     La cigarette, c'est peut-être déconseillé pour la santé, mais ça fait des décennies sinon des siècles que la littérature et les films l'ont instituée comme sexy, et c'est une image dont on ne se défera pas de sitôt. Je n'aimais certes pas l'odeur, mais j'avais été obligée d'admettre l'idée depuis qu'un de mes professeurs d'anglais de la montagne Sainte-Geneviève nous avait fait lire un poème sur les cigarettes, un poème d'amour je crois. Cela faisait des années que je ne me souvenais plus précisément du contenu du poème, ni même de son titre ou de son auteur, mais je n'avais en revanche pas oublié la conclusion que j'en avais tirée : que, d'une part, j'aimais beaucoup la poésie anglophone du XXème siècle ; et que, d'autre part, il n'y avait peut-être pas tant de différences entre allumer une cigarette et allumer la flamme du désir. Après tout, l'érotisme a toujours flirté avec l'idée du danger.

     En ce qui concerne le poème, il m'est soudainement revenu en tête il y a quelques jours, après plus de quatre ans d'amnésie, alors que j'étais dans le train qui m'emmenait à nouveau loin de tout, et que je commençais à écrire sur ma boîte d'allumettes : Love Poem, de Ron Padgett.

     

     En vérité, ni le glamour de la cigarette, ni l'absence, l'attente, l'errance, ni le lieu où j'étais et celui où j'aurais voulu être, ni les nuits sans fin et l'addiction au Coca-Cola ne me paraissaient justifier une si fumeuse envie : mais j'arrivais là à court d'explications, et le manque (mais de quoi, de qui ?) était toujours là, alors je grattais une allumette. Peu de choses sont aussi douces que le bruit d'un bâton d'allumette qui s'embrase d'un coup : dans la nuit, à la lueur de la flamme, je me disais que ça me passerait, que c'était peut-être la dernière. Mais ce n'était jamais la dernière, et l'automne a laissé place à l'hiver. Alors, comme je croyais voir la fin de mon paquet d'Hylta, je me suis résignée à acheter un second paquet, en me disant que je leur trouverais bien une vraie utilité, à ces allumettes, un jour...

     

     Les Hylta je les avais achetées un peu par hasard, un an plus tôt, en novembre 2019. Je m'étais rendue à Ikea pour acheter un matelas sur lequel faire dormir mon meilleur ami, qui s'apprêtait à me rendre visite : et au milieu du labyrinthe du magasin, j'avais vu des paquets d'allumettes, alors j'en avais pris un, il rentrait dans la poche de mon sweat-shirt, en plus. (Le matelas, lui, fut infernal à ramener : et vers la fin du trajet, j'avais même dû accepter l'aide d'un voisin néerlandais, faisant connaissance avec lui par la même occasion. Quelques mois plus tard, il devint le protagoniste de l'histoire la plus cocasse qui me soit arrivée, dans un tout autre contexte.)

     Je m'étais dit que les allumettes pouvaient m'être utiles, parce que j'avais chez moi une citrouille d'Halloween, que j'avais faite quelques jours auparavant avec mon amoureux d'alors. C'était la première fois qu'il me rendait visite à l'étranger, et je crois que j'en garde un souvenir assez doux, peut-être parce que c'était l'un des derniers mois où il me semblait encore que deux personnes qui s'aimaient ne pouvaient pas être incompatibles. Quand il était reparti, je m'étais soudain sentie seule, et c'était là que j'avais envoyé un message à mon meilleur ami. Bon, c'est quand que tu viens me rendre visite, toi ? Trois heures plus tard, il avait réservé ses billets pour venir me voir ; et j'étais partie à Ikea. Ce mois-là, les Hylta me permirent d'allumer la flamme même sans mon amoureux, et de garder ma citrouille jusqu'à ce qu'elle soit entièrement tombée en poussière. (Ne faites pas ça, c'est dégoûtant la moisissure de citrouille.)

     

     Après ça, les allumettes étaient restées sur le rebord de ma fenêtre. C'était au mois de mars suivant que je m'étais remise à les utiliser. J'avais invité une amie proche à dîner, parce que la fermeture des frontières venait tout juste de tomber, sans aucun égard pour les amours internationales ; et que cela nous privait toutes les deux, elle de revoir un Roméo (c'était vraiment son prénom) avec qui ça avait été le coup de foudre, moi de retrouver mon faiseur de citrouille, alors même que j'aurais terriblement eu besoin de la certitude de sa présence. (En réalité – mais nous ne le savions pas encore –, si le destin s'apprêtait à amputer ces histoires de quelque chose, c'était surtout d'un happy ending.) Pour nous consoler, j'avais donc invité cette amie à un dîner aux chandelles, entrée, plat, dessert, musique romantique, et même des bougies qu'on m'avait offertes pour mon départ à l'étranger, et dont j'avais oublié l'existence jusque-là. Le dîner avait été une réussite, et quand elle était repartie je crois que nous étions toutes les deux un peu rassérénées.

     Les soirs d'après, je me suis surprise à gratter mes allumettes pour rallumer les bougies, parfois, juste pour la vision fascinante des flammes. La lumière des bougies m'hypnotisait, et me consolait de ne plus très bien savoir où était (ou ce que voulait) le Je du Je t'aime qui était désormais inaccessible. Il y avait deux bougies, avec les couleurs de l'arc-en-ciel, plus une troisième, minuscule, en forme d'éléphant, que je voulais réserver à une occasion spéciale. C'est durant ce printemps-là, aussi, que je me suis mise à sortir le soir, à aller me promener sans fin sur les chemins. Dans la nuit, sous l'orangé des lampadaires, parfois la fumée de mon propre souffle, et le parfum brûlant des fleurs, je méditais sur la beauté du monde et l'étrangeté de la vie. Rapidement, la solitude devint salvatrice pour mon Je : et il me fallut très peu pour promettre qu'on ne me ferait pas revenir dans ma région natale, que je serais une solitaire et une voyageuse, et que je passerais les prochaines années de ma vie là, dans ce petit bout d'Allemagne.

     

     Cette dernière promesse a hanté mes allumettes. Aurais-je eu tant envie de fumer cet hiver, si j'avais pu rester là-bas ? Peut-être. Peut-être pas. Je n'en sais rien. Mais je sais que d'un coup, en février dernier, j'ai cessé d'avoir envie de fumer. Les parfums du printemps sont revenus en avance, les cieux se sont faits plus grands, j'ai trouvé un compagnon pour mes promenades nocturnes, je me suis mise à donner des cours de cuisine à une amie, et puis on m'a annoncé que je pouvais repartir en Allemagne. La boîte d'allumettes est restée dans ma poche par habitude ; mais soudain elle n'y était plus qu'un reliquat.

     C'est un de ces soirs-là que je vais lui parler pour la première fois. Je lui dis : Nuit de pleine lune ? Elle me répond : Oui, j'étais justement en train de la regarder en fumant ma cigarette. Après ça nous parlons de la lune, des chemins de nuits. Elle se met à habiter les miens. Parfois elle me parle de sa vie. Un jour elle me dit qu'elle s'est brûlé le pouce avec son briquet, au lieu de la cigarette. Je lui demande de faire attention, je lui dis que les pouces ça ne se rachète pas, contrairement aux clopes. Que quitte à embraser quelque chose, il y a déjà mon cœur. Elle me promet d'être prudente. Parfois je lui parle de la beauté du monde, ou de sa beauté à elle, ce qui est presque pareil. Elle me demande si je flirte. Tu essayes de m'allumer ? Je lui dis que non, que je n'oserais pas. C'est toi qui as le briquet, tu te souviens ? De toute façon, je ne sais pas utiliser les briquets, enfin, je n'y arrive qu'une fois sur dix. La dernière fois que j'avais essayé, c'était avec un vieux briquet qu'on m'avait prêté pour que j'allume la citrouille d'Halloween, et ça avait été un échec suffisant pour me convaincre d'acheter des allumettes – les Hylta, vous savez.

     

     Et puis un jour, un an après le dîner aux chandelles, alors que je m'apprêtais à en préparer un autre, l'annonce tombe : fermeture des frontières régionales. Reconfinement de l'Île-de-France, pour un mois au moins. Elle m'écrit, elle me dit qu'elle est cas contact, qu'elle ne peut pas venir avant le reconfinement, et qu'elle a envie de pleurer. Moi, j'ai surtout envie de fumer, à nouveau. D'un coup, je me rappelle que je dois repartir en Allemagne dans deux semaines, et que c'est à l'opposé de là où elle habite, à plusieurs centaines de kilomètres de chez moi déjà. Je sors ma boîte d'allumettes, et j'en gratte trois d'affilée, tant pis pour la règle d'une allumette à la fois. Je les consume jusqu'au bout, je manque de me brûler le pouce moi aussi. Je regarde la nuit et le croissant de la lune me renvoie mon regard : alors, je range les allumettes dans mon manteau, et je réponds à son message. Je lui dis : Je te promets qu'on se verra. Si c'est ce que tu veux, je trouverai un moyen. Vingt-quatre heures nous séparent alors du moment où l'Île-de-France sera fermée, sans aucun égard pour les amours interrégionales.

     C'est au milieu de la nuit, deux heures plus tard, que je décide de partir : d'aller m'exiler dans un endroit où les frontières ne sont pas fermées, avant de pouvoir la rejoindre lorsqu'elle ne sera plus cas contact. Je prends les premiers vêtements qui me tombent sous la main, et je fais mon sac dans l'urgence, sans me préoccuper du reste. En choisissant les livres qui doivent accompagner mon voyage, je retombe sur le livre avec la jeune femme à la cigarette. Je me demande si j'ai vraiment envie de savoir l'histoire qu'il raconte. Je crois que l'héroïne se retrouve terriblement fascinée par une autre jeune femme ; et il me vient alors à l'esprit que je ne sais pas laquelle des deux la couverture est censée représenter. Mais je ne suis pas d'humeur à l'ambiguïté, alors à la place, je prends Clair de femme, de Romain Gary. Il y parle d'amour et de patrie féminine, ce qui tombe bien car j'ai beau ne pas savoir quelle est ma patrie, je sais très bien qui je veux rejoindre. Et de la poésie, du Desnos, évidemment. J'ai tant rêvé de toi...

     

     Le livre de la femme à la cigarette, je l'avais acheté en juillet dernier. En mai, j'avais invité quelqu'un que je n'avais pas vu depuis longtemps, pour son anniversaire : c'était à cette occasion que j'avais utilisé la bougie éléphant, à défaut d'en avoir d'autres sous la main. Nous avions discuté longtemps ce soir-là, et pour la première fois de ma vie, après ces semaines de solitude, je m'étais sentie légitime à parler de polyamour – des aspirations du Je qui disait Je t'aime au faiseur de citrouilles. Quelques semaines plus tard, je renonçais à trois ans de couple avec ce dernier, et je sauvais le Je d'une monogamie qui ne m'aurait jamais rendue heureuse, en me promettant que je serais toujours libre d'aimer qui je le voulais, comme je le voulais.

     Par coïncidence, mais je ne suis plus tout à fait sûre de croire aux coïncidences, c'est cette même personne à qui j'avais parlé de polyamour ce soir-là qui m'a conseillé le livre de la femme à la cigarette, un peu après ma rupture. Il m'avait dit que c'était un classique de la littérature existentialiste, et présenté comme ça, ça avait l'air de me correspondre. La dernière fois que je l'ai vu, juste avant de rentrer d'Allemagne, il m'avait dit : je suis sûr que ta vie à toi aussi ressemblera à un roman. Je lui avais répondu que j'y comptais bien. Plus tard, quand j'avais dû emballer mes affaires, la dernière chose que j'avais mise dans mes bagages, ça avaient été ce livre, et ma boîte d'allumettes.

     

     Mais d'un coup, après tant de mois à attendre de pouvoir repartir là-bas, je décide que ça n'a plus d'importance. Je repousse mon départ, et à la place, je pars ailleurs ; et quand elle m'annonce qu'on peut se retrouver, je repars. Je m'embarque à nouveau sur les premières routes qui s'offrent à moi, avec un sac de voyage que j'avais rempli à un moment où je ne savais pas pour combien de temps je partais (une semaine ? deux ? trois ?), et un manteau dont j'avais oublié de vider les poches avant de partir. Je prends tous les détours qui s'imposent, souvent pour trouver où passer la nuit ; et le soir, en regardant la lune qui s'arrondit de plus en plus à nouveau, je lui écris pour lui dire où je suis, quelles sont les prochaines étapes de mon trajet. Je lui envoie aussi des photos des villes que je traverse sans avoir le temps de les visiter, Turin, Grenoble, Lyon, Bordeaux, entre autres. J'arrive, promis. En pleine pandémie, je prends des bus, des métros, des tramways, des cars, des trains, des covoiturages, et j'arrive.

     Et puis un jour je suis là. Cela fait douze jours que je suis partie de chez moi et je ne sais plus très bien quand est-ce que j'ai vraiment dormi pour la dernière fois, mais peu importe, je suis là. Elle est là elle aussi, et elle me prend dans ses bras.

     

     C'est le lendemain, en sortant de l'hôtel, alors qu'elle s'apprête à m'emmener dans son parc préféré, qu'elle me dit : Putain, j'ai envie de fumer mais je n'ai pas mon briquet sur moi. Lentement, je glisse la main dans la poche de mon manteau, et je palpe la boîte en carton qui s'y trouve. Je lui dis : J'ai des allumettes, moi, si tu veux. Je sors la boîte, je lui gratte une allumette. Tout en allumant sa cigarette avec, elle rit : Ah ouais, elles sont grandes tes allumettes, ça rigole pas. Je lui réponds que c'était pour ça que je les avais achetées, ces allumettes.

     Et, pendant qu'elle fume sa Winston, je la regarde, et je me dis :

     Oh.

     Après tout ce chemin, je la regarde, je flambe, et je me dis :

     Oh. Les allumettes, c'était donc pour ça.


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  •  J'ai toujours cru que la langue française faisait la part belle à l'amour. Après tout, chez nous, le mot amour (qui a la délicatesse de commencer comme l'âme) rejoint l'orgue et les délices en se féminisant au pluriel, ce qui est une distinction que je trouverai toujours charmante, je crois. Et, sans parler des innombrables usages qui ont été faits pour parler du sujet (poésie, roman, théâtre, littérature – Aurélien, je pense à toi), nous sommes l'une des rares langues à différencier le romantique du romanesque, et l'amant de l'amoureux – l'anglais se contente de lover pour les deux, l'allemand de Liebhaber(in), l'espagnol d'amante... Nous nous énamourons et nous nous lovons, dans la langue d'Aragon.

     J'ai toujours cru que la langue française faisait la part belle à l'amour, donc. Jusqu'au jour où j'ai réalisé qu'il nous manquait ceci :

    Si nous entretenons une relation amicale, c'est une amitié.

    Si nous entretenons une relation amoureuse, c'est...

     Quoi donc ?

     On m'objectera certes que techniquement, le mot amour pourrait être utilisé ici, mais je persiste à croire qu'il y aurait ici la place pour un mot essentiel, que nous n'avons pourtant pas. (Mais les autres langues non plus, que je sache ?) Ce manque me fascine et me frustre terriblement.


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  •  Ou en grec ancien : Γωῶγλον σεαυτόν ?

     En farfouillant mon compte Google, je suis tombée sur profil publicitaire : une liste de labels résumant mon identité sur Internet, et vraisemblablement ma valeur monétaire. Qui suis-je pour les géants du numérique ? La réponse tient en quelques centaines de mots. Au début, j'ai ri, avant de m'effarer un peu devant la longueur de la liste et l'assiduité d'un Google qui semblait négliger mes nettoyages d'historique réguliers et mon refus quasi-systématique des cookies. Puis j'ai épluché la liste : bizarrement, et bien que Google soit visiblement passé à côté de mes addictions les plus intimes (les barres de céréales Corny, le Coca-Cola, le flirt, les marques de préservatifs, la couleur du ciel), se voir exposée de façon aussi crue met mal à l'aise. À moins que ce ne soit la réduction à ces thèmes génériques qui ne me perturbe, allez savoir.  Mais, hey, Google a beau être parfois à côté de la plaque (le surf, la location de voiture, les comédies ?), je ne peux lui nier qu'il ait globalement raison. Dis-moi ce que tu Googles, je te dirai qui tu es...

     (Et pour vous regarder dans le miroir de Big Brother, c'est par ici : https://adssettings.google.com/authenticated)

     

    Google-toi toi-même


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