•  La première fois que je l'ai vue, c'était à son cours de danse, et j'ai tout de suite cru qu'elle était nulle. C'était comme si elle bégayait des pieds, elle ne les mettait jamais où il fallait, elle avait toujours l'air d'avoir un temps de retard, d'hésiter, de ne pas savoir ce qu'il fallait faire — elle était à la ramasse, quoi. Elle avait les yeux baissés, aussi, tout le temps, comme pour essayer – mais en vain – de surveiller ses pattes maladroites. J'ai souri, et je me suis dit : Je ne ferais pas mieux, à sa place. Ou bien, sans doute était-ce formulé ainsi dans ma tête : Elle ne fait pas mieux que ce que moi je pourrais. Qu'importe.

     Après ça, je ne l'ai plus recroisée avant deux ou trois semaines. Ce n'était pas faute de passer au même endroit hebdomadairement, mais elle semblait ne plus fréquenter son cours de danse. Peut-être, après tout, avait-elle abandonné l'idée d'apprendre à danser.

     

     Et puis je l'ai revue, un jour, tout à fait par hasard. Elle venait toujours au cours de danse, en réalité : seulement, elle n'était pas dans le cours des débutants, mais dans celui de l'heure d'après, le cours de niveau avancé. Elle, qui bégayait des pieds. Stupeur. Stupeur et agacement, aussi, car comment se faisait-il qu'une personne que je pensais (pour une fois !) aussi peu douée que moi pour la danse se permette un tel pied-de-nez à mon jugement, en intégrant le cours avancé alors qu'il ne m'avait pas fallu plus de cinq secondes pour déterminer qu'elle était définitivement plus nulle que tous les autres ? C'était absurde.

     Alors je me suis mise à la guetter, pour comprendre comment il était possible qu'elle ait été admise dans ce cours réservé aux danseurs confirmés. Elle y avait l'air, évidemment, tout aussi perdue qu'au cours des débutants, comme si elle trébuchait à chaque pas. Comme si elle bégayait des pieds. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que j'ai fini par comprendre ce qui était surprenant là-dedans : c'était que, bien que les chorégraphies soient beaucoup plus complexes (y compris pour les spectateurs), elle semblait avoir le même train de retard que lorsque je l'avais vue au cours débutant. Elle était égale à elle-même, ni plus ni moins maladroite qu'avant par rapport aux pas de la professeure, là où n'importe quel élève du cours débutant aurait été bien embarrassé de devoir enchaîner plus de trois pas là.

     Décidément, le mystère m'échappait. Mais je tenais à le résoudre, alors je me suis entêtée à passer quelques minutes, chaque semaine, à son cours de danse. D'autres que moi aussi s'arrêtaient parfois pour regarder les quelques élèves du cours confirmés – elles n'étaient guère que quatre ou cinq, parfois moins. Il y avait une grande blonde au pull en cachemire rose, une dame à la silhouette altière qui glissait sans effort dans tous les enchaînements qu'on lui proposait et suscitait l'admiration de tout le monde ; une petite rouquine enjouée qui venait une fois sur deux, mais se débrouillait toujours pour suivre le rythme et rattraper les chorégraphies qu'elle avait manquées ; d'autres personnes encore dont j'ai oublié l'image. Et puis il y avait ma maladroite. Des cheveux châtains, ou bruns, je ne sais plus, attachés derrière un visage rond à lunettes, elle-même un peu potelée, un peu petite, un peu perdue : mignonne, à défaut d'être jolie. On n'aurait su dire si elle avait l'air d'une petite vieille ou d'une grande gamine. Mais elle avait des yeux noirs et humbles, des yeux de biche, et c'était elle qui me fascinait, elle et ses bégaiements chorégraphiques.

     

     Il me fallut plusieurs répétitions à suivre fixement ses jambes et ses grosses baskets pour finir par comprendre que le problème ne venait pas de sa capacité à suivre les pas. En réalité, elle faisait exactement les mêmes pas que les autres, elle suivait le rythme ; peut-être, oui, avait-elle parfois une seconde de retard, mais il n'y avait là rien qui justifie mon jugement. Non, ce qui me donnait l'illusion d'une telle maladresse, c'étaient ses jambes elles-mêmes : elle les avait tordues. La cheville avait un angle étrange, comme si on leur avait brisé la nuque, et le pied était, par conséquent, toujours posé de travers. La désarticulation était si burlesque qu'elle dénaturait chacun de ses pas.

     J'ai continué à la regarder jusqu'à la fin du semestre, la demoiselle Patte Folle. C'était que même en sachant ce qui la rendait si maladroite, ce qui lui donnait tant l'air de ne pas savoir danser, je n'arrivais pas à saisir la mécanique de son corps, le mécanisme qui changeait la synchronisation de ses pas en mouvement bancal ; la petite transformation unique qui tordait ses pieds de telle sorte que, si j'avais pu la soustraire mentalement, j'aurais été capable de voir l'harmonie avec laquelle elle dansait. J'avais beau scruter, je ne réussissais jamais à relier ma demoiselle aux autres danseuses : l'illusion était peut-être déjouée, mais pas l'impression. Et, peut-être aussi parce que l'essence de sa façon de se tenir m'échappait, je me suis attachée à ses bégaiements et à sa maladresse. Il y avait dedans quelque chose qui me touchait bien plus que la perfection aérienne de la danseuse blonde.

     Une autre chose aussi m'a échappé jusqu'au bout : souvent je me suis demandé à quoi elle ressemblait lorsqu'elle était simplement debout, immobile. Si elle se tenait droite ou bien de travers ; si ça se voyait que ses chevilles étaient bancales. Je crois que je l'ai vue plusieurs fois immobile, ça a forcément dû arriver, mais je n'en ai aucun souvenir. Chaque fois que je pensais qu'il fallait que je regarde, elle était en train de danser, ce n'était jamais le bon moment. À la fin du semestre, le cours de danse a cessé, et j'ai réalisé que je ne l'avais jamais vue immobile ; et que je n'aurais plus jamais cette occasion, ni de la voir immobile, ni de la revoir tout court, ni même de lui parler. (Pendant tout un semestre je l'avais regardée danser, et elle n'en avait sans doute aucune idée !) Le mystère de ses jambes m'échappait pour toujours désormais – désormais pour toujours pour moi elle serait Patte Folle, l'humble demoiselle qui dansait de travers.

     Cela fait plus de six mois maintenant. Parfois je me demande comment elle s'appelle.


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  •  (Je ne me foule pas, je ne fais que reposter ici un poème écrit en 2014 (si longtemps, déjà !), sur lequel je viens de retomber, et que j'aime toujours un peu. Pardonnez la versification douteuse...)

     

     

    Valse

    Et soudain dans le froid de la nuit elle s'élance
    Fragile silhouette
    Dont les yeux rieurs, emplis d'extravagance,
    Vous font tourner la tête.

    Ses jambes fines tournoient dans l'air silencieux
    Sur un rythme dément,
    Qui, bien que n'étant que dans son esprit furieux,
    L'entraîne diablement.

    Puis, virevoltant dans la nocturne atmosphère,
    Elle éclate d'un rire
    Allumant dans ses prunelles une lumière
    Qu'on nommerait délire.

    Rien ne pourrait arrêter la folle Joconde
    Car c'est dans sa psychose
    Qu'est sa sensation d'avoir conquis le monde
    A son apothéose.

    Comme elle aime parfois flirter avec le vide
    Cette fille de nuit
    Fait parfois tenir sa vie à un fil, placide :
    C'est pour chasser l'ennui.

    Ah, qu'elle est belle, dans ses divagations !
    Mais la grâce incarnée
    En train de danser avec l'aliénation
    Ce n'est qu'une araignée !


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  •  À destination d'un certain Bleujaune qui me demandait de parler de moi et d'amour : je te réponds ici, car j'avais dépassé la limite de caractères là où nous étions. Voici donc...

     Je suis follement amoureuse de la vie – de l'immensité de ses possibles – et de la beauté du monde. Il ne s'agit pas là d'une figure de style : elles me procurent toutes deux la même euphorie que lorsque je tombe amoureuse, au point de me donner envie de dire Je t'aime au ciel. (Chez moi, la sensation s'apparente au gonflement (de joie), ou à l'élan, parfois, aussi. C'est absolument irrésistible, je pourrais me droguer à ça.)

     Le seul qui puisse m'arracher à cet amour est un amant du nom de Morphée. Le capricieux me demande pas moins de 9h de tendresse par jour, et il est si jaloux que si je ne lui accorde pas assez d'attention, il vient m'enlever, peu importe ce que je fais et où je me trouve. (Un jour, je me suis endormie en marchant. J'ai failli renverser deux touristes et une statue, me prendre les pieds dans un tapis du XVIIème siècle et foncer dans un tableau du château de Versailles avant de réaliser ce qui m'arrivait et de me forcer à me réveiller à coup de claques et de bouteille d'eau vidée sur ma tête.) Cela dit, Morphée n'est pas tout-puissant, et preuve en sont mes infidélités chroniques : il m'arrive régulièrement de repousser ses avances pour goûter la nuit, ou bien pour répondre à un amoureux, un amant*, un charmant inconnu**...

     * L'amoureux est celui que j'aime, tandis que l'amant est celui que j'aime quand je l'aime – quand l'occasion nous est donnée de nous aimer, ou quand nos astres se croisent, peut-être. La différence entre les deux se trouve donc dans la fréquence ou la permanence des occasions, non dans la nature des sentiments.
    ** Cela te dit-il quelque chose ?

     

     Il faut dire que je ne résiste jamais au plaisir d'aller à la rencontre d'autrui – puisque après tout, je crois que c'est de cela dont il s'agit avant tout en amour : tendre vers le point où l'on accède à autrui et où autrui devient soi. À moins que ce ne soit soi qui devienne autrui... C'est amusant que ton pseudo soit Bleujaune, car il me fait justement penser à cette histoire pour enfants, que je tiens pour l'un des grands classiques de la littérature jeunesse : Petit-Bleu et Petit-Jaune (PDF en lien, si jamais tu ne connais pas). Lorsque Petit-Bleu et Petit-Jaune s'embrassent, ils cessent d'être, Petit-Bleu bleu et Petit-Jaune jaune, et ils deviennent tous les deux verts. C'est un peu ça, l'amour : si je t'aime, c'est que tu me bouleverses ; après toi, ni moi ni le monde ne serons plus jamais pareils.

     

     Je te retrouverai dans des détails insignifiants du quotidien et certains endroits de la beauté du monde. – Par coïncidence aussi, j'ai toujours fini par retrouver ceux que j'ai aimés dans des morceaux de la littérature (une œuvre, un auteur), de façon toujours spontanée, toujours unique. À moins que ce ne soient ces morceaux de la littérature que je ne retrouve en eux ? Et, comme un symbole supplémentaire de ton passage dans les paysages de mon âme, un jour je me réveillerai, et tu auras une épithète secrète, un nom parfois associé à la littérature dont tu fais désormais partie, que tu ne sauras peut-être jamais et que moi aussi je mettrai peut-être des mois à comprendre, comme un sens toujours plus riche de ta présence dans ma vie.

     Ainsi, tu t'inscriras dans ma mémoire poétique, mon panthéon littéraire, et mon épopée romanesque (car, c'est un caprice, j'aime vivre – et raconter par la suite – mes histoires d'amour de façon romanesque)... Mais aussi dans le sens que je donne au mot amour. C'est ainsi qu'au fil des ans, j'ai enrichi ma conception de l'amour des maîtres-mots suivants :

     Le jeu. Depuis mon premier amour (rencontré grâce à League of Legends : l'un de nous s'est moqué de l'autre, l'autre a répliqué, nous avons passé la nuit à jouter verbalement, et ne nous sommes pas quittés pendant deux ans), je crois que l'amour est bien plus une question de jeu que de regard : qu'on apprend à aimer l'autre en jouant avec lui, plus qu'en le regardant être. Par jeu, j'entends toutes sortes d'interaction, y compris et surtout l'interaction suprême entre toutes qu'est le flirt : l'action par laquelle je demande à autrui ce que nous pourrions devenir, tout en suspendant ma propre réponse et en laissant entièrement ouvert le champ des possibles. Et c'est parce que l'amour est jeu qu'il est si difficile à caractériser : il est sans cesse mouvant, et surtout il n'est jamais semblable d'une personne à l'autre.

     La complicité. Pendant les trois ans que je suis restée avec mon second amoureux, c'était par ce mot que je jurais, sans pourtant jamais réussir à le définir. J'y vois un peu de tendresse mais aussi beaucoup de rire, et peut-être surtout la création d'un monde où toi et moi nous entendons, et entendons les mêmes choses ; où nous avançons ensemble et mettons ensemble des significations semblables sur le monde. Mais la complicité n'a pas à être absolue, juste à surgir parfois, simplement... Pour le bonheur.

     La fidélité. Ce mot-là est plus difficile qu'il n'y paraît. La fidélité est au-delà des contrats, et surtout bien au-delà de l'exclusivité, qui peuvent au contraire nous rendre infidèles à nous-mêmes – à nous-mêmes ou à ceux envers lesquels nous nions nos sentiments. Un jour, je me suis retrouvée à aimer quelqu'un et en être aimée en retour, bien que cela soit strictement impossible pour nous de nous aimer (sous peine de tomber dans l'adultère) : nous avons donc joué à ce sale jeu qui consistait à faire semblant de ne pas s'aimer, et à faire semblant de ne pas savoir que nous nous aimions, bref à prétendre être l'un pour l'autre ce que nous n'étions pas, alors même que cela allait à l'encontre de nos convictions profondes (à savoir qu'il est possible d'aimer plusieurs personnes en même temps, profondément, et qu'il n'y a rien de mal à cela) ; tout cela pour des personnes qui n'étaient pas là pour assister à cette comédie de mauvais goût, et aux yeux desquelles nos sentiments, peu importe nos actes, nous rendaient forcément coupables. C'était d'une absurdité sans nom – plus jamais. Ma fidélité consiste à respecter les gens que j'aime, à être honnête avec, à prendre soin d'eux dans la mesure du possible – mais pas à être exclusive. Cette condition (la non-exclusivité), non-négociable, garantit que je serai toujours fidèle à moi-même, et donc honnête envers toutes les personnes que j'aimerai.

     La foi. Il est impossible, au fond, de savoir ce qu'autrui pense ou ressent, peu importe ce qu'il nous dit. C'est encore plus difficile lorsque l'autre est absent, ou lorsque nous ne pouvons nous permettre de cheminer régulièrement ensemble. Pourtant, cela ne nous empêche pas de nous aimer : c'est ce que j'appelle la foi, croire qu'on puisse aimer l'autre et parfois en être aimé en retour, croire qu'il soit possible de se livrer à lui, malgré tout ce que nous ne saurons jamais ; croire que tout cela a de la valeur et que cela change le monde, quand bien même nous n'en aurons jamais la preuve. Oser aimer, c'est comme se jeter les yeux fermés dans le vide – mais à la différence du saut dans le vide, nous ne saurons jamais avec certitude. Je trouve que la foi, cette grandeur suspendue au-dessus du vide et que rien ne soutient, donne une force et une beauté incroyables à l'amour.

     

     En fait, l'amour me passionne – dans tous les sens que cette déclaration peut avoir. Il me reste encore tant de ses territoires à explorer, tant de cartographie amoureuse à compléter, puisqu'on n'aime jamais deux personnes de la même façon et qu'il y a tellement d'autres sentiments qui vont avec, la bienveillance, la passion, l'estime, la tendresse, le désir, la connivence, l'accointance, l'émulation, l'éblouissement, que sais-je. Et il y a ceux qu'on aime d'amour, mais aussi ceux qu'on aime d'amitié, ou ceux qu'on aime d'autre chose encore – qui sait ? Le sujet est infini, qu'il s'agisse de le vivre ou d'en parler.


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  •  Dans mon souvenir, je m'accroupis, doucement, et je ferme les yeux. Je ferme les yeux et je me dis que quand je les rouvrirai, n'importe quelle vue pourrait m'attendre. Je pourrais être n'importe où, face à n'importe quoi. Dans n'importe quel moment de ma vie. Je triche, un peu : je feins ne pas savoir. En réalité, il y a la caresse du soleil sur mes joues, et le brun chaud dont il peint mes paupières, quelques cris d'oiseaux au loin peut-être, tout autant de signes qui trahissent un printemps avancé ou la naissance de l'été. Mais je fais semblant de ne pas savoir. J'attends des secondes que je ne compte pas. Je me répète que tous les possibles sont à moi. Et puis d'un coup, j'ouvre les yeux.

     J'ouvre les yeux, et c'est l'éblouissement. Je suis au milieu d'un champ de coquelicots, il n'y a autour de moi et au-dessus de moi que des coquelicots, depuis ma position au milieu de la terre et des épis je ne vois que ça. Les coquelicots et le ciel, bleu, immense. Et puis la blancheur du soleil qui vient faire mousser ses bulles de lumière sur mes cils. C'est beau. C'est beau, vous n'imaginez même pas. C'est beau comme une image de film ou comme un tableau, c'est beau comme ces clichés qu'on n'imagine pas réels (si peu réels qu'ils en deviennent kitsch même, mais là c'est réel alors c'est beau), c'est beau et ça me frappe comme si c'était le premier jour de l'univers et qu'on venait de créer la beauté.

     Alors je ferme les yeux, et j'essaye d'oublier ce que j'ai vu. Je me dis que quand je les rouvrirai, je serai peut-être n'importe où ailleurs. Que n'importe quoi d'autre pourrait m'attendre. Je fais défiler des tableaux, je pourrais être au milieu d'une rue, d'une basse-cour, d'une terrasse, n'importe, sur n'importe quel continent du monde. Qui sait qui je serai quand je rouvrirai les yeux ? Alors je rouvre les yeux, et je suis encore là, au milieu du rouge flamboyant des coquelicots, sous le bleu du ciel et le blanc du soleil. Et c'est beau, c'est un délire, je pourrais mourir de joie au milieu de cette beauté.

     Plus tard je me suis relevée, lentement. Je me suis mise à la hauteur des coquelicots puis je les ai dépassés, je me suis mise à surplomber le champ et j'étais toujours entourée par les coquelicots et le champ s'étalait devant moi, avec les coquelicots, les épis de blés pas mûrs, un saule pleureur et des arbres là-bas, et le chemin, et la route plus loin, mais le champ surtout, le moire du vert et du doré éclaboussé par le rouge des coquelicots. Et moi au milieu de l'éclaboussure.

     

     Plus tard encore je me suis dit que si cinq ans plus tôt on m'avait dit que j'ouvrirais les yeux au milieu des coquelicots, je n'aurais pas compris. J'aurais été incapable d'imaginer les chemins de terre et de bouleversements qui m'avaient menée à m'accroupir dans ce champ. Si cinq ans plus tôt, on m'avait montré cette image, si on m'avait dit, Décaféine, voilà où tu seras dans cinq ans, je n'aurais véritablement pu avoir aucune idée de ce que cela signifiait : ni du lieu où j'étais, ni des pensées qui m'y avaient conduites, ni de mes doutes et euphories, ni de ce que je faisais ou devenais par ailleurs. Et de fait, bien que cela ne remonte qu'à quelques mois, je ne me souviens plus aujourd'hui des questions qui hantaient mes pas ce jour-là. Je me souviens que j'étais, oui, profondément amoureuse, de la vie, du monde, de la beauté, de quelqu'un aussi sans doute ; mais le reste m'échappe, s'est effacé derrière les coquelicots, tout comme eux-mêmes s'étaient effacés trois jours après, quand j'y suis retournée.

     Je trouve cette idée merveilleuse, sans savoir véritablement pourquoi – que ce moment ait existé et qu'il se soit inscrit dans ma mémoire poétique, comme indépendamment des circonstances qui ont mené à sa réalisation. Il y a quelques semaines, on m'a demandé où est-ce que je m'imaginais, dans cinq ans. J'ai fermé les yeux. Dans cinq ans, je me voyais les ouvrir au milieu d'un champ de coquelicots. Tout aura sans doute changé, mais je n'ai pas besoin de savoir le nom du pays, ni ce que je fais, ni rien du monde ni de moi : je veux juste pouvoir goûter encore la beauté du monde comme hors du monde, ces pétales rouges et ce ciel bleu. Le reste importe peu.

     Je crois ce que j'aime avant tout, c'est l'idée que chaque fois que je ferme les yeux, peu importe ce qui m'habite et me traverse, je puisse faire jaillir ce paysage, qu'il me soit possible d'imaginer qu'en les rouvrant, je serai à nouveau ici, là-bas.

     Parfois, je ferme les yeux, très fort, et je rêve que je les rouvre dans mon champ de coquelicots. Et ciel que c'est beau.


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  •  L'autre jour, je me suis retrouvée à boire un verre avec un ami. Nous sortions tous les deux de la représentation de sa pièce de théâtre, lui en comédien, moi en spectatrice, aussi il était tard et, ivresse de la nuit oblige, nos conversations se faisaient mi-philosophiques, mi-erratiques. Entre deux anecdotes estudiantines, littéraires et amoureuses, nous nous sommes retrouvés à parler de l'étonnement, de son importance dans nos vies, et c'est alors qu'il m'a dit quelque chose qui m'a absolument saisie :

    – Il y a quelques années, j'ai lu un texte de Hume, c'était Hume je crois, où il parlait de l'étonnement, de façon très juste. Et il illustrait le propos en évoquant des indigènes qui n'avaient jamais vu d'eau à l'état solide de leur vie, ni sous forme de glace, ni sous forme de neige, et à qui on montrait un glaçon...

     

     Je ne saurais pas décrire mon ébahissement face à l'histoire. C'est vrai qu'il y a sûrement des gens sur Terre, ou bien en tous cas il y en a eu, qui n'ont jamais vu de glaçon de leur vie, ni en vrai ni en image ni en histoire ni rien, qui ne peuvent même pas s'imaginer ce que c'est que de l'eau solide. Qui ne peuvent pas se représenter que l'eau puisse exister sous forme solide. Je n'y avais à vrai dire jamais pensé.

     J'essaye de me figurer ce que ça doit être que d'être dans la peau d'une personne qui n'a jamais connu l'eau que dans son état liquide ou gazeux. J'essaye de me figurer ce que ça fait que de voir un glaçon, pour la première fois de sa vie, quand on a passé dix ans, vingt ans, cinquante ans, sans savoir qu'il était possible que ça existe. De voir que l'eau peut être solide, et qu'alors elle est plus froide qu'on n'a jamais connu, qu'elle est transparente, dure comme la pierre, et qu'elle glisse et fond sous la main. Toutes ces choses qui n'ont rien à voir avec l'eau liquide, quasiment, mais qui sont pourtant la même chose, à un détail près : l'eau est glaçon.

     Mais c'est impossible. L'idée me paraît hors de ma portée, je bute sur elle.

     

     Plus tard, j'en ai parlé à un autre ami, qui m'a dit que pour ces personnes-là, assurément, le glaçon devait relever de la magie. C'est un peu ça, si on ne prend pas le mot magie comme synonyme de tour de passe-passe, mais plutôt comme bouleversement des lois physiques du monde. Pour quelqu'un qui le découvre, le glaçon doit relever de l’inouï, au sens véritable du terme. Quelle émotion cela doit-il procurer, de se voir tout à coup révéler ce pan des arcanes de l'univers, que l'eau peut être glace ?

     J'essaye de retracer les choses extraordinaires que j'ai vues dans ma vie : mais j'ai beau avoir vu des choses dont la beauté dépassait mes espérances, que je n'aurais pas cru pouvoir être naturelles, aucune d'entre elle n'est à la hauteur de la nouveauté renversante que j'imagine que constitue la beauté d'un glaçon. J'ai déjà entendu parler des gens qui voyaient la mer ou l'océan pour la première fois, mais cela ne me paraît rien à côté du glaçon : car la mer ou l'océan n'est qu'une étendue d'eau plus grande que les autres, tandis que le glaçon est quelque chose de tout à fait autre, il n'a rien de semblable à quoi que ce soit que puisse connaître quelqu'un qui n'a jamais connu le glaçon.

     

     Je sais bien qu'il y a sûrement des gens à qui la découverte du glaçon n'a fait ni chaud ni froid. Mais moi, l'idée me sidère. Peu importe le nombre de fois où j'y pense, je n'arrive jamais à la surmonter, à m'habituer à elle. Je me demande si un jour j'aurai mon glaçon, dans la vie, un phénomène (physique qui plus est !) simple et évident, mais qui soit inouï au point de renverser l'univers, de provoquer un indicible étonnement.

     Parfois, je me dis que mon glaçon à moi, c'est l'histoire du glaçon. L'histoire des gens qui ne connaissaient pas le glaçon.


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  •  Alors que je farfouillais mes archives, je suis tombée sur une photo vieille de plus de quatre ans, sur laquelle on pouvait voir ma main, et dessus, Je t'aime. L'écriture est jolie et simple.

     D'accord, mais de qui provient-elle ? (Et puis d'abord, comment me suis-je retrouvée à prendre une telle photo ?)

     La question m'embarrasse légèrement. Je connais bien une personne qui ait une écriture semblable, ne serait-ce que sur ces mots-là, mais il est physiquement, géographiquement impossible que cette personne ait pu écrire ces mots sur ma main à cette époque-là. Cela dit, la photo ne ramène absolument aucun souvenir chez moi non plus, aussi je n'exclus pas qu'elle provienne d'un univers parallèle : l'idée, en un sens, me paraît plus rassurante que celle qu'on ait un jour pu écrire Je t'aime sur ma main, que j'aie pu prendre ça en photo, et oublier l'événement par la suite.

     Au bout de cinq minutes, et après consultation de ladite personne (Toi que je n'ai jamais vu, es-tu bien sûr que tu n'es pas venu écrire Je t'aime sur ma main dans mon sommeil il y a quatre ans et demi ? Non ?), je décide de revenir à des hypothèses plus probables. Il s'agissait probablement d'une plaisanterie ou d'un pari, d'un flirt anodin et amical, et je peux faire une liste de bien une douzaine de personnes capables d'écrire ça sur ma main pour rire, au moins des anciennes amies de lycée, avec lesquelles j'ai perdu contact pour la plupart. Je fais le tour de leurs écritures dans ma tête, j'en élimine quelques-unes, puis j'envoie la photo à deux ou trois personnes. Dis, ce ne serait pas ton écriture, par hasard ? Négatif. Tu n'as pas une idée de qui ça pourrait être ? Négatif.

     La question commence à prendre une dimension disproportionnée dans ma tête, sans doute parce que je n'ai pas l'habitude d'oublier les choses. C'est une broutille, surtout pour une phrase qui a vraisemblablement été écrite pour plaisanter, mais je veux vraiment savoir, maintenant. Alors j'essaye d'inventer des contextes, pour voir si l'un d'eux fait jaillir le souvenir – en vain.

     

     Finalement, à court d'idées, j'interromps une conversation avec celui qui était mon amoureux d'alors, et je lui envoie la photo. Dis, j'ai une question un peu bête, mais est-ce que c'est ton écriture ? La réponse tombe : affirmatif. Je reconnais bien là mon t de fainéant.

     Oh.

     C'était donc lui.

     C'était donc un vrai Je t'aime, et non pas une plaisanterie comme je le pensais. Un Je t'aime écrit par celui que j'aimais et qui m'aimait, au stylo-bille (ou au stylo-plume ? le doute est permis), probablement entre deux métros ou RER puisque c'étaient dans les 1h30 de transports en commun qui séparaient nos lycées respectifs que nous nous aimions le plus souvent. Une déclaration d'amour, d'amour amour, par mon amoureux.

     

     A posteriori, ça paraît ridiculement évident comme solution. Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? C'est que l'idée me paraissait futile. Que l'on m'écrive Je t'aime sur la main, et que je m'extasie au point d'en prendre une photo, au premier degré, c'était risible ; je m'imaginais être au-dessus de ce genre de niaiserie, même quatre ans plus tôt.

     Et pourtant. Et pourtant, maintenant que je sais la vérité, je regarde à nouveau la photo : et je n'y vois plus rien de niais ou d'embarrassant ; au contraire, je la trouve mignonne, et même attendrissante. Je me dis que quand il l'a écrit sur ma main, ce Je t'aime, ciel, ce que j'ai dû être heureuse, quand bien même je le savais déjà. J'ai dû la regarder cinquante fois ma main, ce jour-là. Et lui, je suis sûre que j'avais envie de l'embrasser jusqu'à la fin des temps.

     Et, alors que cela fait plusieurs années que l'amour est parti en laissant place à la bienveillance, en revoyant cette photo, j'ai envie de l'embrasser jusqu'à la fin des temps à nouveau. J'ai envie de lui attraper la main et d'y écrire Je t'aime moi aussi. Je suis saisie par le vertige amoureux, d'un coup, le vertige de cet amour qui nous brûlait avec l'évidence des jours à cette époque.

     Bien sûr, dans cet amour, ce n'est pas lui que j'aime, d'ailleurs ce n'est même pas moi qui aime : ce n'est que la réminiscence d'un passé que ni lui ni moi ne saurions ranimer. Mais malgré tout, je trouve ça beau. À l'époque où ces mots avaient été écrits, nous croyions tous deux que notre amour durerait toujours – et certainement, il a duré bien plus longtemps que l'encre sur ma peau. Mais le temps et les circonstances ont fini par nous détromper : et finalement, c'est la photo, que je ne me souvenais pas avoir prise, que je ne comprenais même que j'aie pu prendre, ce sont les mots de la photo qui ont triomphé à l'épreuve du temps, qui nous ont survécu.

     

     On pourrait croire que c'est futile. On pourrait se demander à quoi bon, si c'est pour que les traces d'un amour finissent par lui survivre en perdant leur signification originelle. À quoi bon écrire Je t'aime, si ce n'est pas pour qu'il s'inscrive dans l'éternité ? Toute trace d'un amour passé ne serait-elle pas, au fond, le rappel d'un échec ?

     Mais non. Car d'un coup, la photo n'est plus promesse mais réminiscence, et l'amour qu'elle porte n'en est pas moins fort. Ce qui me frappe en elle, ce n'est pas son décalage avec le présent, mais c'est l'inaltérabilité de ce passé qu'elle me montre, son indifférence quant à ce que mon présent aurait à y dire. Elle me rappelle que j'ai aimé, profondément, que j'ai été aimée, aussi : et peu importe que cela ne soit plus, puisque ça a été, avec suffisamment de force pour que le sentiment, l'émotion restent intacts quelque part dans le creux de mon être, cet endroit mystérieux qu'on appelle l'âme. La vérité, la force ou la beauté (je ne sais à laquelle l'amour appartient avant tout) ont au fond bien peu à faire des questions de longévité ; le temps n'est qu'un détail.

     Voilà, donc, à quoi sert d'immortaliser l'amour, de l'écrire sur un banc, de l'attacher à un pont, de le graver dans un arbre, ou de le prendre en photo écrit à l'encre sur une main : non pas à faire durer l'amour toujours, car rien ne peut nous en donner l'assurance, même si on y croit très fort, ou qu'on le souhaite très fort (sans quoi il ne nous viendrait sans doute pas à l'idée de l'écrire) ; mais à en préserver un instant, pour que justement cela cesse d'être important que l'amour dure toujours. Celle qui retrouvera ces mots un jour pourra se dire, ou non, qu'elle aime toujours : mais la pensée qui l'assaillira avec le plus de force, celle qui l’émouvra, ce sera Ainsi, j'ai aimé. Cette pensée, elle, s'inscrit dans l'éternité.

     

     

    [...]
    Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,

    Que les parfums légers de ton air embaumé,
    Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
    Tout dise : Ils ont aimé !

    (Lamartine, « Le Lac », Les Méditations Poétiques)


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    Et pour ceux qui ne trouvent pas, la réponse se trouve juste ici. Certains diront peut-être que la liste n'est pas exhaustive, ni même tout à fait exacte (et ils auront raison), mais, quand même... Elle aura au moins eu le mérite de m'amuser. La science et sa vulgarisation me fascinent, parfois.


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