• Genève

     Genève j'y suis passée peut-être une demi-heure maximum, parce que je devais y attraper un train qui devait me mener à un autre train qui devait lui-même me mener à un autre train, et puis encore un autre, pour un voyage au terme duquel je devais rentrer chez moi, et que bon, j'avais beau être à peu près dans les temps pour mon premier train, je n'étais pas en avance non plus. Le projet de la journée (quinze heures de voyage dont onze de train) tout comme le timing un peu serré commençaient à prendre un petit goût d'habitude : la Suisse en revanche c'était nouveau, parce que ça devait faire peut-être quinze ans que je n'y avais pas mis les pieds, et que je n'en avais aucun souvenir, si ce n'était la photo de famille qui traînait quelque part chez mes parents – deux gosses, mon frère et moi, tout en joues et en casquettes, entourés par les bras de ma mère devant le jet d'eau du lac de Genève.

     Mais cette fois-ci j'avais un train à prendre et il ne s'agissait plus de jouer aux touristes, alors je me suis contentée de coller mon nez à la vitre quand la voiture est entrée dans la ville. Je me suis imaginé que je venais d'ouvrir les yeux sans savoir où j'étais ni où j'allais, et je me suis demandé si j'aurais alors été capable de deviner où je me trouvais. Si j'aurais pu deviner que je n'étais pas en France, ni en Allemagne, mais en Suisse, à Genève ; en somme, si quelque chose dans l'air ou l'architecture de la ville aurait pu me laisser deviner l'indécence qui consistait à me faire payer 1,98€ le moindre Mo de données mobiles.

     Scruter une ville suffit-il à en percer le secret ? En une demi-heure, occupée à filer depuis la frontière franco-suisse jusqu'au premier train de mon odyssée, sur un trajet que seul le GPS déterminait, je n'en avais pas la prétention. Pourtant, de Genève, je retiendrai ceci : les grandes avenues un peu vides entre de grands bâtiments trop communs, comme ces villes du sud ou du bord de la Méditerranée que la chaleur rend désertes à l'heure du zénith ; la propreté et l'aspect neuf de ces mêmes bâtiments (pas modernes, mais neufs), rien à voir avec le délabrement qui gagne parfois les villes du sud ; la clarté de certains murets ou édifices, pas blancs, mais clairs ; les noms des rues écrits avec une police d'écriture fine aux serifs allongés ; les rues soudain étroites, visiblement piétonnes mais empruntées par toutes les voitures ; pas de maison, pas de gratte-ciel, pas de HLM, pas de palais, rien qui paraisse traditionnel et rien qui paraisse contemporain. Genève tout en identité flottante, ni tout à fait pareille à mes pays, ni vraiment différente, et rien qui suffise à la caractériser.

     De Genève aussi je retiendrai la pureté maritime du ciel, bleu au sommet et que l'horizon venait blanchir – réminiscence d'une brume méditerranéenne impossible en territoire helvétique. À aucun moment alors que nous prenions nos virages de rue en rue jusqu'à la gare je n'avais vu le lac : pourtant tout dans l'air, la végétation et ces mille indices que je n'aurais su nommer clamait l'étendue d'eau à côté, ses vagues, son immensité. Si j'avais ouvert les yeux sans savoir où j'étais, dans ce pays qui n'avait pas même accès à la mer, j'aurais juré le littoral : à tort.

     Ou à raison ? Alors que le train qui devait m'emmener ailleurs a commencé à accélérer pour adopter sa vitesse de croisière, et que je quittais sans regret la capitale d'un pays qui ne se donnait même pas la peine de faire partie de l'Union européenne (autrement dit : que je n'habiterais jamais), soudain le lac a surgi de l'autre côté de la vitre. Étendue de bleu profond pour répondre à la clarté du ciel. Le drapé des vagues devinable même au loin, et puis la rive opposée, à moitié grisée par la distance, à moitié confondue avec la brume de l'horizon, et des pointes de couleurs tout juste perceptibles, les bâtisses des heureux au bord du golfe – car d'un coup sous mes yeux le lac s'était transformé en golfe, semblable à celui que je m'imaginais que Baya devait être.

     Et, alors que je regardais enfin la mer que la cité m'avait promise, il m'est venu à l'esprit qu'un jour, je serais amenée à retourner à Genève : et qu'alors ou bien je tomberais complètement sous son charme, ou bien j'y serais tout à fait insensible, mais qu'il n'y aurait pas de juste milieu entre l'étreinte et l'indifférence.

     Genève, bout de mer perdu entre les montagnes. De loin, j'ai pris rendez-vous avec elle. D'ici quinze ans, lui ai-je assuré. Qui sait ce qui m'y attendra alors ?

     Genève tout en suspension des possibles. Ça ressemblait à une ville pour être amoureuse. Pour des retrouvailles, peut-être – ou bien pour se quitter. Ou encore une ville pour se consoler d'un chagrin d'amour. À moins que l'indifférence ne l'emporte. (Je me suis imaginée marcher au bord du lac, aberrée par le lisse de la ville, et me demander : mais qu'est-ce qui m'a un jour fait croire qu'il y aurait quoi que ce soit qui puisse me séduire ici ?)

     Genève entre promesse et déception. Je verrai bien.

    « Sélection d'articlesA pour Anouilh »

    Tags Tags :
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :