• Escale à Offenburg

     J'avais une escale de trente minutes à Offenburg, donc. Je n'avais qu'un changement de quai à faire, mais en sortant du train j'ai attrapé un petit bout de ciel, là-bas, au loin, alors j'ai soupiré, parce que j'avais mes bagages à trimballer, et puis j'ai entrepris de sortir de la gare, pour aller voir.

     Il n'y avait rien à voir, évidemment. (Et pas seulement parce que j'avais pris la sortie de derrière : Offenburg est une ville allemande vraisemblablement tout à fait insignifiante à l'est de Strasbourg, dont la principale caractéristique est de posséder une gare au croisement de quelques lignes ferroviaires entre la France et le reste de l'Allemagne.) Du petit coin des marches où je m'étais assise, je pouvais attraper un bout de station essence, un panneau d'arrêt de bus, des affiches électorales pour Die Linke, et un Dönerkebab-Pizzeria auquel je me serais sûrement accordé le luxe d'aller manger si je n'avais pas déjà prévu mon casse-croûte, parce que je me permets toujours tout quand je m'enfile mes trajets de nomade. C'est ma façon à moi de me consoler de ne pas savoir si la maison se trouve dans le lieu que j'ai quitté ou celui que je m'apprête à rejoindre : à défaut, je me construis un petit coin de confort entre les deux, dans l'espace du voyage.

     Il n'y avait rien à voir mais j'ai laissé mon regard glisser sur l'horizon de cette rue sans importance et le ciel qui la surplombait ; et puis j'ai surpris mon propre regard, et c'est là que je me suis dit : quand même, Décaféine, tu ne vas pas commencer à vouloir écrire sur Offenburg.

     Je me suis dit : Ce n'est pas Genève, il n'y a rien à dire dessus. Ce n'est même pas comme si la ville te laissait une quelconque impression. Je me suis dit : Tu écriras sur quoi, le petit bout de clocher brun qui dépasse de l'autre côté de la gare, que tu vois quand tu te retournes, et qui te rappelle la cathédrale de Strasbourg parce que c'est le même style et la même couleur ? Je me suis dit que ce n'était pas possible, que ça relevait du caprice comme un selfie – que ça ne raconterait rien sinon que j'y étais passée.

     Mais ce n'était pas vraiment Offenburg que je voulais emporter, en fait. C'était plutôt le bleu du ciel et le coton des nuages, les rayons de soleil et la température ni chaude ni froide, comme une absence de saison, la rue vide et l'absence de marqueur à part la pointe de l'église de l'autre côté de la gare – juste un bout de paysage trop fugace pour être autre chose qu'une image. C'étaient mes trente minutes à moi, le casse-croûte et le farniente, rien à faire sinon regarder le Dönerkebab-Pizzeria en face en se demandant si ça aurait été plutôt pas mal ou plutôt pas ouf. C'étaient les marches où je pouvais m'asseoir et être seule et tranquille. C'était le lieu qui n'était ni celui d'où je venais ni celui où j'allais, celui où je n'avais rien à faire et où personne ne m'attendait, celui où j'étais certaine que ce n'était pas chez moi – celui que, par conséquent, je pouvais me permettre d'habiter un peu, le temps d'une escale. C'était le dernier endroit où je savais que j'entendrais encore de l'allemand avant d'arriver en France, et ce sont des sons qui m'ont toujours réconfortée. C'était la gare anonyme qui ne me demandait pas qui j'étais, l'insignifiance dans laquelle je pouvais me couler, un petit bout du monde où j'échappais au monde. Offenburg n'avait pas vraiment d'importance : ce que j'aimais en elle c'était l'escale qu'elle m'offrait, le refuge soudain et inespéré avant de reprendre mes crapahutages d'un pays à l'autre.

     Mais mon train était dans cinq minutes, alors j'ai jeté un dernier coup d'œil à l'immobilité de la rue, je me suis résignée à mâcher mon dernier bout de bretzel, et puis je me suis levée. Et, en repartant vers mon quai, je me suis dit : Bon allez, quand je suis dans le train, j'écris sur cette escale à Offenburg. Ça en vaut bien la peine, après tout.

    « TerribleJust in case »

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 27 Août 2021 à 19:57

    Salut !

    J'adore ta façon de penser, tes réflexions, je ne m'en lasse pas... tout devient terriblement ( ;) ) spécial lorsque tu écris dessus. J'ai même acheté Antigone de Jean Anouilh après avoir lu ton article dessus et c'est vrai que les dialogues sont terriblement bons !

      • Mercredi 1er Septembre 2021 à 17:56

        Ohlala, si je t'ai convaincue de lire Antigone, c'est trop bien <3 Merci encore pour ton passage et ton commentaire, ça fait chaud au cœur !

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