• Pied-de-biche

     La première fois que je l'ai vue, c'était à son cours de danse, et j'ai tout de suite cru qu'elle était nulle. C'était comme si elle bégayait des pieds, elle ne les mettait jamais où il fallait, elle avait toujours l'air d'avoir un temps de retard, d'hésiter, de ne pas savoir ce qu'il fallait faire — elle était à la ramasse, quoi. Elle avait les yeux baissés, aussi, tout le temps, comme pour essayer – mais en vain – de surveiller ses pattes maladroites. J'ai souri, et je me suis dit : Je ne ferais pas mieux, à sa place. Ou bien, sans doute était-ce formulé ainsi dans ma tête : Elle ne fait pas mieux que ce que moi je pourrais. Qu'importe.

     Après ça, je ne l'ai plus recroisée avant deux ou trois semaines. Ce n'était pas faute de passer au même endroit hebdomadairement, mais elle semblait ne plus fréquenter son cours de danse. Peut-être, après tout, avait-elle abandonné l'idée d'apprendre à danser.

     

     Et puis je l'ai revue, un jour, tout à fait par hasard. Elle venait toujours au cours de danse, en réalité : seulement, elle n'était pas dans le cours des débutants, mais dans celui de l'heure d'après, le cours de niveau avancé. Elle, qui bégayait des pieds. Stupeur. Stupeur et agacement, aussi, car comment se faisait-il qu'une personne que je pensais (pour une fois !) aussi peu douée que moi pour la danse se permette un tel pied-de-nez à mon jugement, en intégrant le cours avancé alors qu'il ne m'avait pas fallu plus de cinq secondes pour déterminer qu'elle était définitivement plus nulle que tous les autres ? C'était absurde.

     Alors je me suis mise à la guetter, pour comprendre comment il était possible qu'elle ait été admise dans ce cours réservé aux danseurs confirmés. Elle y avait l'air, évidemment, tout aussi perdue qu'au cours des débutants, comme si elle trébuchait à chaque pas. Comme si elle bégayait des pieds. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que j'ai fini par comprendre ce qui était surprenant là-dedans : c'était que, bien que les chorégraphies soient beaucoup plus complexes (y compris pour les spectateurs), elle semblait avoir le même train de retard que lorsque je l'avais vue au cours débutant. Elle était égale à elle-même, ni plus ni moins maladroite qu'avant par rapport aux pas de la professeure, là où n'importe quel élève du cours débutant aurait été bien embarrassé de devoir enchaîner plus de trois pas là.

     Décidément, le mystère m'échappait. Mais je tenais à le résoudre, alors je me suis entêtée à passer quelques minutes, chaque semaine, à son cours de danse. D'autres que moi aussi s'arrêtaient parfois pour regarder les quelques élèves du cours confirmés – elles n'étaient guère que quatre ou cinq, parfois moins. Il y avait une grande blonde au pull en cachemire rose, une dame à la silhouette altière qui glissait sans effort dans tous les enchaînements qu'on lui proposait et suscitait l'admiration de tout le monde ; une petite rouquine enjouée qui venait une fois sur deux, mais se débrouillait toujours pour suivre le rythme et rattraper les chorégraphies qu'elle avait manquées ; d'autres personnes encore dont j'ai oublié l'image. Et puis il y avait ma maladroite. Des cheveux châtains, ou bruns, je ne sais plus, attachés derrière un visage rond à lunettes, elle-même un peu potelée, un peu petite, un peu perdue : mignonne, à défaut d'être jolie. On n'aurait su dire si elle avait l'air d'une petite vieille ou d'une grande gamine. Mais elle avait des yeux noirs et humbles, des yeux de biche, et c'était elle qui me fascinait, elle et ses bégaiements chorégraphiques.

     

     Il me fallut plusieurs répétitions à suivre fixement ses jambes et ses grosses baskets pour finir par comprendre que le problème ne venait pas de sa capacité à suivre les pas. En réalité, elle faisait exactement les mêmes pas que les autres, elle suivait le rythme ; peut-être, oui, avait-elle parfois une seconde de retard, mais il n'y avait là rien qui justifie mon jugement. Non, ce qui me donnait l'illusion d'une telle maladresse, c'étaient ses jambes elles-mêmes : elle les avait tordues. La cheville avait un angle étrange, comme si on leur avait brisé la nuque, et le pied était, par conséquent, toujours posé de travers. La désarticulation était si burlesque qu'elle dénaturait chacun de ses pas.

     J'ai continué à la regarder jusqu'à la fin du semestre, la demoiselle Patte Folle. C'était que même en sachant ce qui la rendait si maladroite, ce qui lui donnait tant l'air de ne pas savoir danser, je n'arrivais pas à saisir la mécanique de son corps, le mécanisme qui changeait la synchronisation de ses pas en mouvement bancal ; la petite transformation unique qui tordait ses pieds de telle sorte que, si j'avais pu la soustraire mentalement, j'aurais été capable de voir l'harmonie avec laquelle elle dansait. J'avais beau scruter, je ne réussissais jamais à relier ma demoiselle aux autres danseuses : l'illusion était peut-être déjouée, mais pas l'impression. Et, peut-être aussi parce que l'essence de sa façon de se tenir m'échappait, je me suis attachée à ses bégaiements et à sa maladresse. Il y avait dedans quelque chose qui me touchait bien plus que la perfection aérienne de la danseuse blonde.

     Une autre chose aussi m'a échappé jusqu'au bout : souvent je me suis demandé à quoi elle ressemblait lorsqu'elle était simplement debout, immobile. Si elle se tenait droite ou bien de travers ; si ça se voyait que ses chevilles étaient bancales. Je crois que je l'ai vue plusieurs fois immobile, ça a forcément dû arriver, mais je n'en ai aucun souvenir. Chaque fois que je pensais qu'il fallait que je regarde, elle était en train de danser, ce n'était jamais le bon moment. À la fin du semestre, le cours de danse a cessé, et j'ai réalisé que je ne l'avais jamais vue immobile ; et que je n'aurais plus jamais cette occasion, ni de la voir immobile, ni de la revoir tout court, ni même de lui parler. (Pendant tout un semestre je l'avais regardée danser, et elle n'en avait sans doute aucune idée !) Le mystère de ses jambes m'échappait pour toujours désormais – désormais pour toujours pour moi elle serait Patte Folle, l'humble demoiselle qui dansait de travers.

     Cela fait plus de six mois maintenant. Parfois je me demande comment elle s'appelle.

    « ValseL'éclat du temps »

    Tags Tags :
  • Commentaires

    1
    Mardi 17 Novembre 2020 à 20:00

    J'aime beaucoup cette série de portrait ! Tu en as d'autres en réserve ou non ?

    Et sinon aucun rapport mais tu as quel âge si ce n'est pas trop indiscret ? (C'est pas par rapport à ton style d'écriture c'est juste pour savoir)

    Tille

      • Mercredi 18 Novembre 2020 à 12:14

        Merci, je suis flattée ! J'ai effectivement quelques visages en tête, que j'écrirai peut-être un de ces jours – mais on ne sait jamais vraiment avant d'avoir écrit.

        Et toi, quel âge me donnes-tu ? :P

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    2
    Mercredi 18 Novembre 2020 à 14:24

    Je reviens lire qq articles et je reviens... : )

    Après j'ai peut-être une idée parce que je crois que tu fais partie de la bande de Good Vibe et Yoko (elles ont toutes les deux parler d'un certain Stradivarius alors elles) et dans un article, Yoko a fait des "cartes" de personnes dont toi il me semble. Enfin, ça fait longtemps que j'ai lu certains articles alors je doit bien me tromper sur certains points. Donc, après ces observations je dirais étudiante, donc la vingtaine par là...

    Mais je vais relire tes articles pour affiner mon enquête

      • Jeudi 19 Novembre 2020 à 10:54

        En effet, nous avons passé de chouettes étés ensemble elles et moi, et sans elles je ne serais jamais venue sur Eklablog ! Cela dit, je ne suis pas Stradivarius. Mais le reste de tes déductions est juste : j'ai 22 ans.

    3
    Vendredi 20 Novembre 2020 à 17:04

    Ah, j'ai pas dis que t'étais Stradivarius, mais qu'elles en ont toutes les deux parler donc qu'elles devaient bien se connaitre. J'ai pas dû bien expliquer

      • Lundi 23 Novembre 2020 à 18:51

        Oh, d'accord ! Je n'avais effectivement pas bien compris. Mais oui, nous nous connaissons tous les quatre, par conséquent. =)

    4
    Mercredi 27 Janvier 2021 à 15:03

    re l amie 

    moi j 'aime ton écrit il me plait

    moi aussi j ai des gens dans la tête 

    tu écris bien  je pense que ta danseuse est malade des pattes 

    un handicap ?  moi je suis aide soignante alors peut etre déformation du boulot 

    oui ton age interessant  a voir 

    hizouille du soir

    5
    Mercredi 21 Décembre 2022 à 20:25

    Et vous allez rire, mais j'ai fini par la recroiser, un jour. Elle s'appelle Antonia, et en vérité, elle a les yeux verts.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :