• Ces soirs-là

      Il y a des soirs où il devient soudain nécessaire de se lever et de sortir. C'est comme ça, c'est la nuit qui appelle et ça ne se discute pas. (Parfois c'est un message, une bonne ou une mauvaise nouvelle, ou même une absence de nouvelles. Parfois c'est une pensée, et parfois c'est une absence de pensée. Parfois c'est au milieu de quelque chose et parfois c'est au milieu de rien du tout. Une raison ou une absence de raison. Ça n'a pas d'importance, la nuit happe tout le reste.) Alors, puisque c'est nécessaire et que ça ne se discute pas, je me lève, je prends mon manteau, mes mitaines, j'enfile mon chapeau, mes bottines, et je pars. (Ai-je encore mes allumettes ? Je tâte ma poche en claquant la porte derrière moi, oui, elles sont encore là. Les clés aussi, tout va bien, je peux me perdre.)

     Ces soirs-là donc il faut sortir et se laisser envelopper par la nuit. Je pourrais me blottir dans son invisible présence et ses aplats de couleurs, mais j'ai promis de marcher alors je marche. En parlant, au début, parce qu'il y a encore des pensées ou des phrases qui ont eu l'indécence de se joindre à la sortie, et qu'il faut les épuiser si l'on veut pouvoir les laisser en chemin. Plus tard, bien plus tard, je me rendrai compte que je me suis tue depuis plusieurs minutes ou plusieurs siècles : et en me retournant je verrai leurs cadavres agonisant au pied d'un arbre ou au coin d'une rue. C'est sans regret que je les abandonnerai à leur triste sort. Il n'y a plus de regret quand il n'y a plus de mots, et les mots se sont épuisés avec les pensées, à force d'essayer de les sauver.

     Dans la nuit le silence finit toujours par venir. Parfois c'est tout de suite, et parfois c'est après plusieurs heures, mais le silence l'emporte toujours sur les pensées. Je n'ai jamais su si c'était parce qu'il était l'amant de la nuit ou son écho. Mais la nuit n'a peut-être pas d'amant. Quand on a l'immensité du monde pour soi, j'imagine qu'on n'a pas besoin d'autre amour – fût-ce le silence. (Peut-être malgré tout que le silence essaye désespérément de conquérir la nuit. Peut-être que c'est pour ça que soir après soir il vient se glisser dans ses pas. Mais la nuit lui reste indifférente : et elle s'évapore sans un regard pour lui au petit matin, le laissant crever dans le premier chant des oiseaux. Soir après soir toutefois le silence revient, et nuit après nuit son supplice de Ptolémée se répète.) C'est au milieu de cette tragédie amoureuse que je marche, vide de mots et de pensées, soumise au silence, lui-même soumis à la nuit.

     Les mots parfois reviennent. Mais ce sont des mots ancestraux alors, des mots qui ne sont pas miens et qui sont vernis de poésie ; des mots assortis au silence. Les vers de Nerval et d'Aragon. D'autres poètes encore parfois. Desnos. Verlaine. Rimbaud. D'autres encore. Dans la nuit je vais chercher ma voix et je l'élève jusqu'aux étoiles. Elle prend en amplitude depuis ma gorge et elle s'étire autour des césures et des enjambements, suivant le rythme indolent des alexandrins. Mes pieds font les cent pas autour d'une place déserte ou d'un rond-point, et les vers reviennent avec moi inlassablement, tour après tour, poème après poème, jusqu'à ce qu'eux aussi finissent par se taire et embrasser le silence. (Autour de nous tout est immobile, jusqu'au halo des lampadaires qui laisse deviner un brin de brume ; mais j'exhale dans la nuit et mon souffle reste invisible, parce que l'hiver n'est pas encore là.) Alors je laisse les fantômes des poèmes flotter derrière moi et je repars.

     Dans le silence rien ne reste et tout n'est que présence. Au rythme des lampadaires mon regard glisse sur ces présences sans les saisir tout de suite. Tout paraît beau et tout paraît indifférent. Je m'imprègne de nuit. Accoudée à une rambarde de fleuve, je n'entends pas un clapotis et j'ai l'impression que c'est le monde entier qui se tient en suspension. Seule la danse de la lune sur l'eau vient trahir ses reflets mouvants. C'est comme une étrange vision où le reflet est plus vivant que le réel, parce que là-haut la lune reste figée : et l'on pourrait presque se demander pourquoi il ne vient pas à l'idée du ciel de refléter lui aussi les éclats du fleuve. Ensemble ils se livreraient à cette valse mélancolique et langoureux vertige... Mais le ciel est trop occupé à pétiller doucement ses étoiles, peut-être. Parfois des avions ou des satellites le traversent et chaque fois je suis tentée de penser qu'il s'agit vraiment d'étoiles. De là où je suis, leur mouvement est si lent qu'il me faut plusieurs secondes pour m'assurer qu'ils bougent vraiment – alors pourquoi pas les mettre au même rang que les autres astres, après tout ? Mais des nuages s'embrassent et les étoiles s'éclipsent. Et les chemins m'attendent.

     Ces soirs-là je marche si longtemps dans la fraîcheur nocturne que mon esprit finit par s'engourdir à mesure que mes jambes ralentissent. Je ne suis plus sûre d'exister tout à fait, après coup. La dissolution me guette. Je ne saurai plus quand est-ce que j'ai décidé de faire demi-tour, quand il m'est venu à l'idée qu'il me faudrait encore une heure pour rentrer sans doute, qu'il était temps. Comme s'il y avait encore un temps possible. Par réflexe je reprends mon allure habituelle en me rapprochant de la maison ; je me glisse dans l'ombre des lampadaires et devenue ombre moi-même (fantôme parmi les fantômes), j'évite les autres passants. Il n'y a souvent plus personne mais même quand ce n'est pas le cas personne ne me remarque. La nuit m'a avalée.

     La clé dans la serrure. Les gestes du quotidien. J'ouvre la porte, j'allume la lumière, et tout le monde dort. Je me déshabille en silence. Je ne sais plus quelle heure il est, combien de temps je suis partie, mais je crois que je commence à exister à nouveau. Au sursaut d'existence s'ajoute soudain la conscience brutale de ma fatigue : et avant même de penser à faire quoi que ce soit, manger, travailler ou écrire, je m'écroule dans mon lit. J'éteins la lumière, je ferme les yeux. Dans un coin de ma tête je pense vaguement qu'il faudrait retrouver les mots, écrire sur la nuit. Sur les nuits. Sur la beauté de mes nuits. Mais l'idée reste flottante, je verrai demain, je m'endors déjà. Dans mes derniers stades d'hypnagogie mon corps s'étire et rétrécit tour à tour, il se déforme et il se met à danser comme la lune sur les reflets de l'eau.

     Dehors la nuit se tait et le silence frémit.

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  • Commentaires

    1
    Vuxta
    Mardi 10 Mai 2022 à 03:53

    Ces soirs là, je me fonds dans la nuit, mes pensées, dans le brouillard épais. Ces soirs là, j'ai envie de réfléchir, de me vider la tète, ne plus penser a rien, juste laisser la nuit me transporter au grès de mes pas, laisser apparaître le monde du visible. Ces soirs là, je me sens poétique, nostalgique, ce silence, ce calme me rassure, me fait du bien, m'apaise, m'aide a me concentrer a révéler cette part d'ombre en moi éclairé par la clarté lunaire. Ces soirs là je me sens libre sans chaine, j'oubli, je laisse vagabonder mon esprit, je suis dans un autre monde, une autre dimension, celle d'une ville qui se repose.

    L'oiseau de nuit que je suis peut enfin ouvrir ses ailes et se laisser aller. J'aime la nuit, l'ambiance, les personnes de la nuit, les rencontres de la nuit. La nuit les changes les transformes. La nuit c'est un moment de la journée que j'aime.

    Ces soirs là, je rêve au temps qui passe, a la nuit, aux soirs là ou j'ai tenté de m'engloutir dans mon sommeil.

     

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