•  La première fois que je l'ai vue, c'était à son cours de danse, et j'ai tout de suite cru qu'elle était nulle. C'était comme si elle bégayait des pieds, elle ne les mettait jamais où il fallait, elle avait toujours l'air d'avoir un temps de retard, d'hésiter, de ne pas savoir ce qu'il fallait faire — elle était à la ramasse, quoi. Elle avait les yeux baissés, aussi, tout le temps, comme pour essayer – mais en vain – de surveiller ses pattes maladroites. J'ai souri, et je me suis dit : Je ne ferais pas mieux, à sa place. Ou bien, sans doute était-ce formulé ainsi dans ma tête : Elle ne fait pas mieux que ce que moi je pourrais. Qu'importe.

     Après ça, je ne l'ai plus recroisée avant deux ou trois semaines. Ce n'était pas faute de passer au même endroit hebdomadairement, mais elle semblait ne plus fréquenter son cours de danse. Peut-être, après tout, avait-elle abandonné l'idée d'apprendre à danser.

     

     Et puis je l'ai revue, un jour, tout à fait par hasard. Elle venait toujours au cours de danse, en réalité : seulement, elle n'était pas dans le cours des débutants, mais dans celui de l'heure d'après, le cours de niveau avancé. Elle, qui bégayait des pieds. Stupeur. Stupeur et agacement, aussi, car comment se faisait-il qu'une personne que je pensais (pour une fois !) aussi peu douée que moi pour la danse se permette un tel pied-de-nez à mon jugement, en intégrant le cours avancé alors qu'il ne m'avait pas fallu plus de cinq secondes pour déterminer qu'elle était définitivement plus nulle que tous les autres ? C'était absurde.

     Alors je me suis mise à la guetter, pour comprendre comment il était possible qu'elle ait été admise dans ce cours réservé aux danseurs confirmés. Elle y avait l'air, évidemment, tout aussi perdue qu'au cours des débutants, comme si elle trébuchait à chaque pas. Comme si elle bégayait des pieds. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que j'ai fini par comprendre ce qui était surprenant là-dedans : c'était que, bien que les chorégraphies soient beaucoup plus complexes (y compris pour les spectateurs), elle semblait avoir le même train de retard que lorsque je l'avais vue au cours débutant. Elle était égale à elle-même, ni plus ni moins maladroite qu'avant par rapport aux pas de la professeure, là où n'importe quel élève du cours débutant aurait été bien embarrassé de devoir enchaîner plus de trois pas là.

     Décidément, le mystère m'échappait. Mais je tenais à le résoudre, alors je me suis entêtée à passer quelques minutes, chaque semaine, à son cours de danse. D'autres que moi aussi s'arrêtaient parfois pour regarder les quelques élèves du cours confirmés – elles n'étaient guère que quatre ou cinq, parfois moins. Il y avait une grande blonde au pull en cachemire rose, une dame à la silhouette altière qui glissait sans effort dans tous les enchaînements qu'on lui proposait et suscitait l'admiration de tout le monde ; une petite rouquine enjouée qui venait une fois sur deux, mais se débrouillait toujours pour suivre le rythme et rattraper les chorégraphies qu'elle avait manquées ; d'autres personnes encore dont j'ai oublié l'image. Et puis il y avait ma maladroite. Des cheveux châtains, ou bruns, je ne sais plus, attachés derrière un visage rond à lunettes, elle-même un peu potelée, un peu petite, un peu perdue : mignonne, à défaut d'être jolie. On n'aurait su dire si elle avait l'air d'une petite vieille ou d'une grande gamine. Mais elle avait des yeux noirs et humbles, des yeux de biche, et c'était elle qui me fascinait, elle et ses bégaiements chorégraphiques.

     

     Il me fallut plusieurs répétitions à suivre fixement ses jambes et ses grosses baskets pour finir par comprendre que le problème ne venait pas de sa capacité à suivre les pas. En réalité, elle faisait exactement les mêmes pas que les autres, elle suivait le rythme ; peut-être, oui, avait-elle parfois une seconde de retard, mais il n'y avait là rien qui justifie mon jugement. Non, ce qui me donnait l'illusion d'une telle maladresse, c'étaient ses jambes elles-mêmes : elle les avait tordues. La cheville avait un angle étrange, comme si on leur avait brisé la nuque, et le pied était, par conséquent, toujours posé de travers. La désarticulation était si burlesque qu'elle dénaturait chacun de ses pas.

     J'ai continué à la regarder jusqu'à la fin du semestre, la demoiselle Patte Folle. C'était que même en sachant ce qui la rendait si maladroite, ce qui lui donnait tant l'air de ne pas savoir danser, je n'arrivais pas à saisir la mécanique de son corps, le mécanisme qui changeait la synchronisation de ses pas en mouvement bancal ; la petite transformation unique qui tordait ses pieds de telle sorte que, si j'avais pu la soustraire mentalement, j'aurais été capable de voir l'harmonie avec laquelle elle dansait. J'avais beau scruter, je ne réussissais jamais à relier ma demoiselle aux autres danseuses : l'illusion était peut-être déjouée, mais pas l'impression. Et, peut-être aussi parce que l'essence de sa façon de se tenir m'échappait, je me suis attachée à ses bégaiements et à sa maladresse. Il y avait dedans quelque chose qui me touchait bien plus que la perfection aérienne de la danseuse blonde.

     Une autre chose aussi m'a échappé jusqu'au bout : souvent je me suis demandé à quoi elle ressemblait lorsqu'elle était simplement debout, immobile. Si elle se tenait droite ou bien de travers ; si ça se voyait que ses chevilles étaient bancales. Je crois que je l'ai vue plusieurs fois immobile, ça a forcément dû arriver, mais je n'en ai aucun souvenir. Chaque fois que je pensais qu'il fallait que je regarde, elle était en train de danser, ce n'était jamais le bon moment. À la fin du semestre, le cours de danse a cessé, et j'ai réalisé que je ne l'avais jamais vue immobile ; et que je n'aurais plus jamais cette occasion, ni de la voir immobile, ni de la revoir tout court, ni même de lui parler. (Pendant tout un semestre je l'avais regardée danser, et elle n'en avait sans doute aucune idée !) Le mystère de ses jambes m'échappait pour toujours désormais – désormais pour toujours pour moi elle serait Patte Folle, l'humble demoiselle qui dansait de travers.

     Cela fait plus de six mois maintenant. Parfois je me demande comment elle s'appelle.


    8 commentaires
  •  Dans mon souvenir, je m'accroupis, doucement, et je ferme les yeux. Je ferme les yeux et je me dis que quand je les rouvrirai, n'importe quelle vue pourrait m'attendre. Je pourrais être n'importe où, face à n'importe quoi. Dans n'importe quel moment de ma vie. Je triche, un peu : je feins ne pas savoir. En réalité, il y a la caresse du soleil sur mes joues, et le brun chaud dont il peint mes paupières, quelques cris d'oiseaux au loin peut-être, tout autant de signes qui trahissent un printemps avancé ou la naissance de l'été. Mais je fais semblant de ne pas savoir. J'attends des secondes que je ne compte pas. Je me répète que tous les possibles sont à moi. Et puis d'un coup, j'ouvre les yeux.

     J'ouvre les yeux, et c'est l'éblouissement. Je suis au milieu d'un champ de coquelicots, il n'y a autour de moi et au-dessus de moi que des coquelicots, depuis ma position au milieu de la terre et des épis je ne vois que ça. Les coquelicots et le ciel, bleu, immense. Et puis la blancheur du soleil qui vient faire mousser ses bulles de lumière sur mes cils. C'est beau. C'est beau, vous n'imaginez même pas. C'est beau comme une image de film ou comme un tableau, c'est beau comme ces clichés qu'on n'imagine pas réels (si peu réels qu'ils en deviennent kitsch même, mais là c'est réel alors c'est beau), c'est beau et ça me frappe comme si c'était le premier jour de l'univers et qu'on venait de créer la beauté.

     Alors je ferme les yeux, et j'essaye d'oublier ce que j'ai vu. Je me dis que quand je les rouvrirai, je serai peut-être n'importe où ailleurs. Que n'importe quoi d'autre pourrait m'attendre. Je fais défiler des tableaux, je pourrais être au milieu d'une rue, d'une basse-cour, d'une terrasse, n'importe, sur n'importe quel continent du monde. Qui sait qui je serai quand je rouvrirai les yeux ? Alors je rouvre les yeux, et je suis encore là, au milieu du rouge flamboyant des coquelicots, sous le bleu du ciel et le blanc du soleil. Et c'est beau, c'est un délire, je pourrais mourir de joie au milieu de cette beauté.

     Plus tard je me suis relevée, lentement. Je me suis mise à la hauteur des coquelicots puis je les ai dépassés, je me suis mise à surplomber le champ et j'étais toujours entourée par les coquelicots et le champ s'étalait devant moi, avec les coquelicots, les épis de blés pas mûrs, un saule pleureur et des arbres là-bas, et le chemin, et la route plus loin, mais le champ surtout, le moire du vert et du doré éclaboussé par le rouge des coquelicots. Et moi au milieu de l'éclaboussure.

     

     Plus tard encore je me suis dit que si cinq ans plus tôt on m'avait dit que j'ouvrirais les yeux au milieu des coquelicots, je n'aurais pas compris. J'aurais été incapable d'imaginer les chemins de terre et de bouleversements qui m'avaient menée à m'accroupir dans ce champ. Si cinq ans plus tôt, on m'avait montré cette image, si on m'avait dit, Décaféine, voilà où tu seras dans cinq ans, je n'aurais véritablement pu avoir aucune idée de ce que cela signifiait : ni du lieu où j'étais, ni des pensées qui m'y avaient conduites, ni de mes doutes et euphories, ni de ce que je faisais ou devenais par ailleurs. Et de fait, bien que cela ne remonte qu'à quelques mois, je ne me souviens plus aujourd'hui des questions qui hantaient mes pas ce jour-là. Je me souviens que j'étais, oui, profondément amoureuse, de la vie, du monde, de la beauté, de quelqu'un aussi sans doute ; mais le reste m'échappe, s'est effacé derrière les coquelicots, tout comme eux-mêmes s'étaient effacés trois jours après, quand j'y suis retournée.

     Je trouve cette idée merveilleuse, sans savoir véritablement pourquoi – que ce moment ait existé et qu'il se soit inscrit dans ma mémoire poétique, comme indépendamment des circonstances qui ont mené à sa réalisation. Il y a quelques semaines, on m'a demandé où est-ce que je m'imaginais, dans cinq ans. J'ai fermé les yeux. Dans cinq ans, je me voyais les ouvrir au milieu d'un champ de coquelicots. Tout aura sans doute changé, mais je n'ai pas besoin de savoir le nom du pays, ni ce que je fais, ni rien du monde ni de moi : je veux juste pouvoir goûter encore la beauté du monde comme hors du monde, ces pétales rouges et ce ciel bleu. Le reste importe peu.

     Je crois ce que j'aime avant tout, c'est l'idée que chaque fois que je ferme les yeux, peu importe ce qui m'habite et me traverse, je puisse faire jaillir ce paysage, qu'il me soit possible d'imaginer qu'en les rouvrant, je serai à nouveau ici, là-bas.

     Parfois, je ferme les yeux, très fort, et je rêve que je les rouvre dans mon champ de coquelicots. Et ciel que c'est beau.


    2 commentaires
  •  Il y a quelques années, un aveugle a déménagé dans mon immeuble. Dès les premières fois où je l'ai croisé, à l'entrée de l'immeuble ou dans la rue, il m'a fait une grande impression. Déjà, évidemment, il était aveugle : et pour la jeune personne que j'étais alors, c'était impressionnant, un aveugle. Je n'avais dû en voir que deux ou trois fois dans ma vie à ce moment-là, aussi la cécité me paraissait-elle être quelque chose d'exceptionnel, et le fait que ce nouveau voisin en soit doté lui conférait tout de suite une aura particulière. La cécité n'est pas un handicap comme les autres. Les aveugles ne sont pas privés d'une capacité quelconque, ils sont privés d'un sens, peut-être le plus éthéré de tous : ce qui ne les touche pas, ce qui ne parvient pas jusqu'à eux, ils ne peuvent le percevoir. Comme le monde doit sembler grand, quand il n'y a autour de soi que l'immédiate proximité, et, derrière, la confusion, l'inconnu, le néant, le vide immense et noir ! Car avec la vue, c'est aussi un horizon et un rapport au monde qu'il ne leur est pas donné d'avoir. Cela est même sans doute plus particulièrement marqué chez les aveugles de naissance, qui ne peuvent même pas concevoir ce dont ils sont privés, et vivent dans une obscurité éternelle. Je ne sais pas si l'aveugle de mon immeuble était aveugle de naissance ou non, mais toujours est-il qu'il était aveugle, et que cela m'impressionnait beaucoup. C'est difficile de se représenter la vie d'un aveugle, mais chaque essai m'a menée à la conclusion qu'il fallait développer beaucoup d'attention aux choses et un certain nombre de talents qu'on ne pouvait pas apprendre autrement qu'en étant aveugle. La cécité fait de vous presque un (super-)héros. Et le mien, ou plutôt celui de mon immeuble, était mon héros personnel.

     Car il n'était pas seulement aveugle : il était aussi jeune. Il devait avoir quelque chose comme vingt-cinq ans, la trentaine tout au plus. Les rares aveugles que j'avais croisés dans la rue jusque-là étaient terriblement âgés, cumulant rides et blancheur des cheveux : aussi, la jeunesse de cet aveugle, fût-elle en réalité quelque chose de tout à fait banal (car après tout, tous les aveugles ont déjà été jeunes), me paraissait d'une nouveauté rafraîchissante. Elle apportait, au sens propre du terme, un petit coup de jeune à la catégorie des aveugles. C'était la preuve que la cécité n'était pas forcément liée à l'inertie ou l'apathie que j'avais pu lire auparavant sur les visages des aveugles que j'avais croisés. L'aveugle de mon immeuble était jeune, et il incarnait l'énergie qu'on aime donner à la jeunesse : il était mince, vif dans sa façon de se mouvoir, et il souriait tout le temps. Surtout, il avait toujours l'air détendu, et de ce que je percevais, il était heureux, peut-être même joyeux. Il était aussi noir (ou tout du moins métisse), et comme il portait des lunettes noires elles aussi, je crois que ça contribuait à faire de lui le cliché du mec afro-américain cool qu'on voit parfois dans les films.

     Cool, c'était vraiment le mot pour définir son attitude, son aura, l'image que je me faisais de lui. Souvent, quand je le croisais, il promenait son chien en sifflotant ou en fumant une clope — un autre attribut de sa coolitude, il faut l'avouer —, et ça me mettait de bonne humeur de le voir, juste le voir être souriant et de bonne humeur lui aussi. Chaque fois que je le rencontrais, je ne manquais pas de lui dire bonjour, et il me répondait en tournant toujours la tête au bon endroit. Il ne semblait par ailleurs jamais handicapé par sa cécité, ce qui le rendait d'autant plus admirable à mes yeux, sans jamais trébucher ni être hésitant dans ses gestes, trouvant sa boîte aux lettres avec aisance en comptant le nombre de boîtes aux lettres à partir de la droite, et prenant toujours les escaliers pour monter les étages. A ce stade de mon portrait, je dois avouer que même si je prenais toujours soin de l'observer avec attention, je ne savais pas grand-chose de lui : il avait un jeune frère maigrelet que j'avais dû croiser une fois ou deux, sa boîte aux lettres portait le numéro 93, il vivait au troisième étage. Et son chien s'appelait Hugo.

     Je savais le prénom de son chien parce que je le lui avais demandé, une fois. Il avait un beau chien, un grand labrador noir aux yeux pétillant et à l'air adorable, dont j'étais sûre que tous les enfants de l'immeuble devaient être fan, et qui m'avait même séduite. Il me faisait penser à l'image que je me faisais de Patmol dans Harry Potter, et surtout, il était parfaitement assorti avec son maître : démarche vive chez l'un et décontractée chez l'autre, poil brillant chez l'un, nonchalance chez l'autre. Même aura, même coolitude. Un jour que je les avais croisés tous deux dans le hall de l'entrée, j'avais dit bonjour à l'un, j'avais caressé l'autre... Puis, au moment où je repartais, sur une impulsion, je m'étais retournée, j'avais fait demi-tour et, sans trop réfléchir, je lui avais demandé comment s'appelait son chien. Je lui ai demandé un peu comme j'avais posé la même question au mendiant, sans m'accroupir cette fois-ci, mais un peu maladroitement, sûrement, de façon précipitée, vite, avant de ne plus oser. (Demander son prénom, c'était ma façon de les traiter comme de vraies personnes, de les sortir de l'anonymat des noms communs dans ma tête. C'était important, pour moi.) Je lui ai demandé, donc, et de sa voix tranquille, sans s'étonner, il m'a dit que son chien s'appelait Hugo. Alors, j'ai dû bafouiller quelque chose comme D'accord, merci, et puis je suis repartie. Ce n'est que dans l'ascenseur que j'ai réalisé que je ne lui avais pas demandé son prénom, à lui.

     Je n'ai jamais eu l'occasion de lui demander son prénom. Chaque fois que j'y repensais, j'étais terriblement gênée de me dire que j'avais demandé le prénom de son chien, et que je n'avais même pas pris la peine, même pas pensé à lui demander son propre prénom. Mais je n'ai jamais eu l'occasion de me rattraper soit que je ne l'aie plus recroisé que rapidement, soit qu'il ait été en train de parler à d'autres gens, soit que j'aie oublié, par la suite, et puis il fallait aussi ajouter que je ne le croisais que rarement. Il est donc resté l'aveugle, dans ma tête, mais pas n'importe lequel, l'Aveugle, le modèle. Celui dont j'aurais peut-être aimé avoir l'aura, celui dont, c'était certain, je voulais m'inspirer pour faire les personnages de mes sagas. Je voulais attraper cette coolitude, je voulais la transposer dans mes imaginaires. Parce que ça me mettait de bonne humeur, rien que de penser à lui.

     

     Et puis un jour, alors que je rentrais chez moi avec mes parents, nous avons vu des tâches de sang dans le hall de l'entrée. C'était un filet très mince de gouttelettes brunes qui avaient descendu les escaliers de façon sporadique, et qui avaient séché sur le sol : rien de spectaculaire en vérité, c'étaient même des tâches plutôt insignifiantes, et je n'y aurais sans doute pas prêté attention si on ne m'avait pas dit que c'était du sang. Il s'est avéré plus tard qu'il s'agissait du sang du jeune frère de mon aveugle, le maigrelet. Il se faisait souvent battre par son grand frère chez qui il habitait, alors, parfois, quand les coups devenaient trop violents, il allait se réfugier dans la cave de l'immeuble, parce que là au moins il pouvait dormir tranquille.

     Les tâches de sang ont fait scandale, et ils ont fini par partir, tous les deux. J'ai appris un peu après que l'aveugle avait été marié, autrefois. Il avait eu une femme, qu'il avait aussi battue, paraît-il. Elle l'avait quitté le jour où il lui avait cassé le poignet.

     Parfois, je repense à ce jeune frère maigrelet, auquel je n'avais jamais vraiment prêté attention, sinon pour le trouver cool par déteinte, moins charismatique que son grand frère, quand même. Il avait à peine plus que mon âge, je crois. Parfois je me demande ce qu'il serait advenu si je l'avais rencontré ce que j'aurais connu de lui si je l'avais connu. Parfois je me demande ce qu'il devient aussi. S'il continue de s'enfuir dans les caves des immeubles pour échapper aux coups, ou s'il est heureux. Ou peut-être les deux, si c'est possible.

     Mais le plus souvent, c'est à l'Aveugle que je repense. Je repense à lui, et je repense à ce que j'ai appris de lui, à la fin. Il ne devait sans doute pas avoir une vie facile : on m'a dit que c'était dur, d'être aveugle, que ça pouvait rendre malheureux, que ça pouvait frustrer. Que peut-être que c'était ça qui l'avait rendu violent. Mais je me souviens de l'avoir vu si souriant, si nonchalant, chaque fois que je le croisais.

     Après toutes ces années, ça ne me fait plus sourire de penser à lui : et pourtant, chaque fois que je pense à lui, je ne peux pas m'en empêcher, je vois le type détendu et enjoué, et je me souviens que je le trouvais cool.


    2 commentaires
  •   Quand j'étais au lycée, tous les soirs sur le chemin du retour, je croisais un mendiant. C'était toujours le même, avec son franc sourire, son regard vif et son chapeau miteux, toujours assis à la même place sur son sac devant la bouche de métro, à côté de la boulangerie. Il avait une petite barbe, pas rasée mais entretenue quand même, d'un gris qui trahissait son âge avancé, et la saleté aussi, un peu.

     Chaque fois que je le voyais, je lui disais bonjour en souriant, et il me répondait par un même grand sourire, il hochait la tête, levait son chapeau à mon encontre ou me faisait un signe. Je ne sais pas s'il faisait ça à tout le monde, ou si avec le temps il avait fini par me reconnaître quand je passais, mais j'aimais bien me faire l'illusion que c'était parce qu'il me reconnaissait. Je m'étais attachée à lui et à l'idée de le voir chaque jour, et j'étais déçue quand je m'apercevais qu'il n'était pas là, parti acheter du pain à la boulangerie ou caché quelque part ailleurs. Parfois, il m'arrivait de lui donner une pièce quand j'en avais dans ma poche ; le plus souvent, c'était quand il était parti en laissant son chapeau à sa place que je glissais une pièce dedans.

     Pendant longtemps, je me suis demandé comment il s'appelait. A force de le saluer tous les jours, j'avais fini par le considérer comme un ami, et je trouvais ça dommage de ne pas savoir son prénom. Je crois aussi qu'il y avait quelque chose de dégradant pour lui, un peu comme de l'atteinte à la dignité, de l'appeler le mendiant dans ma tête – de le réduire à ça, alors que j'aurais voulu le traiter comme une personne. Un certain nombre de fois, j'ai voulu lui demander comment il s'appelait, un certain nombre de fois j'ai même été sur le point de le faire, mais je ne sais pas pourquoi, je m'arrêtais au dernier moment, je n'osais pas. C'était terriblement bête de ne pas oser, car après tout ça ne coûtait rien, et même au contraire, je sentais que je me devais de lui demander, ne serait-ce que pour réellement le traiter comme un égal, comme je le voulais, ou pour engager un dialogue amical. Mais non, je ne sais pas pourquoi, je n'osais pas ; et chaque fois, je m'en voulais un peu de ne pas avoir osé, en me promettant de vraiment le faire la fois suivante – chose que je ne faisais finalement jamais.

     Et puis un jour, j'ai osé. Je l'ai fait. Je suis passée devant lui, comme à l'habitude, et je l'ai salué en souriant, et il a levé son chapeau vers moi en souriant aussi. J'ai voulu continuer mon chemin comme je le faisais tous les jours, mais trois pas plus tard, je me suis arrêtée et je me suis dit que j'aurais dû lui demander. Je ne sais pas tout à fait pourquoi ce jour-là je me suis arrêtée au lieu de continuer mon chemin, pourquoi ce jour-là j'ai osé alors que je n'avais jamais réussi à oser ; peut-être que c'était cette pensée implacable que si tu ne le fais pas aujourd'hui, tu ne le feras jamais, ou peut-être la voix du défi dans ma tête – bah alors, tu n'es pas cap ? –, mais toujours est-il que ce jour-là, je me suis arrêtée, et j'ai fait demi-tour. Je suis retournée vers lui en courant presque, je me suis baissée pour me mettre à sa hauteur, et puis j'ai demandé, un peu maladroitement : « Euh... En fait... Je me demandais... Vous vous appelez comment ? » Je n'étais pas tout à fait à l'aise, je me sentais un peu intrusive, d'un coup – socialement, c'était peut-être trop inhabituel de demander son prénom à un mendiant. Il m'a souri, il m'a regardée et il m'a répondu quelque chose que je n'ai pas compris. Je me suis donc tout à fait accroupie et je me suis penchée vers lui, et j'ai répété la question, mais c'était encore quelque chose de tout à fait inintelligible, quelque chose d'imprononçable, qui tenait plus du gargouillis qu'autre chose. J'étais encore plus mal à l'aise d'un coup, et j'ai retenté une dernière fois, je lui ai demandé de répéter, et il m'a répété la même chose. Impossible de tirer quoi que ce soit de cette réponse. Alors, comme trois fois, c'était trop, j'ai hoché la tête, un peu désemparée, et j'ai dit un grand « Ah, d'accord ! » en souriant, puis je me suis relevée, je lui ai dit au revoir et je suis repartie.

     Je n'ai jamais su son prénom. Je n'ai même jamais su pourquoi je n'avais pas su, pourquoi je n'avais pas compris sa réponse. Peut-être qu'il avait du mal à articuler, peut-être qu'il avait perdu l'habitude de parler, ou peut-être que c'était absolument une autre langue aux sonorités que je ne connaissais pas. Peut-être aussi qu'il ne parlait pas le français, peut-être qu'il n'avait pas compris ma question. Peut-être... Je ne sais pas. Je ne sais pas, je n'ai jamais su. Je n'ai jamais osé aller lui redemander. Je le croise beaucoup moins souvent maintenant, parce que je passe par un autre chemin. Il m'arrive encore de le voir, et je ne manque jamais de le saluer. Il me répond toujours par un grand sourire et en hochant la tête, en levant son chapeau ou en me faisant un signe. Mais chaque fois que je le vois, je pense que j'aurais aimé savoir son prénom, et que je n'ai jamais pu le savoir, et je pense aussi que, plus terrible encore, je lui ai posé la question, et que je n'ai pas compris la réponse.

     Encore maintenant, je me demande comment il s'appelle.


    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique